Ecosophie ou barbarie

Extraits tirés de l’article de Valérie Marange publié dans EcoRev’, 1er mai 2001

« L’utopie ou la mort… Ce cri de Dumont sonne un peu étrangement, dans nos temps apathiques. C’est cette apathie, cette impuissance subjective qui inquiète le plus Félix Guattarri au moment où, il y a une quinzaine d’années, il propose d’élargir le paradigme écologique au champs des sociétés et des mentalités. Cette proposition découle de son travail avec Gilles Deleuze sur les processus subjectifs à l’oeuvre dans le capitalisme, qui libère l’inventivité mais la retourne aussi en « anti-production ». Elle provient aussi de son travail clinique, mené à La Borde notamment dans la foulée de la « psychiatrie institutionnelle », pour laquelle c’est l’environnement dans ses différentes composantes qui est déterminant dans les formations subjectives et leurs pathologies. L’écosophie félicienne exprime en même temps une tendance forte dans l’écologie scientifique, à tranversaliser de plus en plus l’analyse des « milieux » associant des éléments naturels et artificiels, des espèces animales ou végétales et des modes de vie humains. L’ethnobotanique, la discipline dite de la biodiversité, la sociologie de l’environnement mais aussi des sciences et des techniques, n’ont cessé depuis de confirmer de telles hypothèses, de faire de l’environnement l’opérateur d’une interdisciplinarité entre sciences dites dures et sciences humaines. Bien loin des modèles organicistes ou déterministes, elles ont contribué à affirmer des visions « compréhensives » des relations sociales en même temps que de l’environnement, faisant fonctionner non pas seulement des « systèmes » mais des relations entre différents points de vue actifs, des pôles de valeur. Si « biologisation » du social il y a ici, c’est au sens où la vie elle-même est relation, c’est sur la base d’une philosophie du vivant qui lui confère une capacité politique immanente. Même pour une amibe, vivre est d’abord « préférer et exclure », composer ses rencontres et son milieu, affirmait Georges Canguilhem, philosophe médecin qui forma Deleuze comme Foucault. Chez Deleuze-Guatarri, d’une autre façon chez Latour et Stengers, celle leçon d’écologie devient une véritable ontologie des relations : ce qui est important, ce n’est pas tant ce qui se passe dans tel ou tel pôle de transcendance (l’Etat, le Sujet, la Nature…), c’est ce qui se passe « entre », ce qui rend l’agencement plus ou moins productif, ouvert, vivant. Dans cette ontologie , la division entre nature et culture ou nature et artifice n’a plus lieu, l’essentiel étant que les « machines » soient désirantes. La création est le sens de la vie, et l’écosophie guatarienne non pas conservatrice mais constructiviste. Il ne s’agit pas ici de garder l’être, mais de produire des milieux vivables et vivants. » (…)

« Le projet « écosophique » s’affirme donc simultanément sur un plan scientifique et philosophique, clinique et politique, éthico-esthétique. Ce qui inquiète ici Félix, c’est la vie anormale des gens normaux, c’est à dire la passivité devant le désastre matériel, l’infantilisation par les médias et l’isolement, l’arrêt de la production subjective de virtualités, voire la régression vers des micro-fascismes. C’est bien là-dessus qu’il faudrait agir, mais  » il est difficile d’amener les individus à sortir d’eux-mêmes, à se dégager de leurs préoccupations immédiates et à réflechir sur le présent et le futur du monde. Ils manquent, pour y parvenir, d’incitations collectives ». Comment sortir l’individu contemporain de sa narcose fataliste ? Praticien en même temps que théoricien, Félix ; propose de nouveaux « agencements collectifs d’énonciation » de « nouveaux enlacements polyphoniques entre l’individu et le social ». Une nouvelle productivité des subjectivités doit être soutenues par de nouveaux dispositifs concrets, dont des esquisses sont repérables dans nos sociétés, avec les réseaux d’internautes, les collectifs d’usagers ou -déja- de chômeurs, le « syndicalisme territorial » des banlieues ou des campagnes. C’est depuis ces nouveaux territoires d’existence que l’on produira des univers de valeurs permettant aux individus de s’accrocher au chaos. » (…)

« Il ne s’agit donc pas de proscrire, d’écraser dans des affects tristes les virtualités singulières, mais d’en promouvoir une écologie, une coexistence, au travers de ce que Stengers nommera plus tard dans le domaine des sciences une « écologie des pratiques », qui cesseraient de se disqualifier mutuellement, d’opposer la liberté de l’un à celle de l’autre, la pensée normale à la déraison. Il ne s’agit pas ici seulement, Guatarri comme Stengers l’affirment, de se soumettre à un impératif de tolérance, à un catéchisme sur le « gout des autres ». Il s’agit de comprendre -comme on le voit très bien dans les coopérations interdisciplinaires- que ma singularité, comme ma puissance d’agir commence là où, non pas s’arrête mais commence celle de l’autre. La pluralité des points de vue, qui me sort du narcissisme consensuel des formatages médiatiques de subjectivité, m’ouvre aussi l’espace des n points de vue, de la coopération dans la compréhension et la production du monde. Pour ces deux raisons, « j’ai non seulement à l’accepter, mais à l’aimer pour elle-même ; j’ai à la rechercher, à dialoguer avec elle, à la creuser, à l’approfondir… ». On retrouve ici le schème deleuzien de la différence et de la répétition, ou celui de Tarde sur l’invention et la coopération. L’écosophie est une philosophe de l’entre, mais aussi du « et », de la disjonction non exclusive. C’est cette idée qui motiva, dans l’expérience de l’ »Arc en ciel », la règle dite du « consensus-dissensus », permettant à chaque composante de travailler librement avec les autres sans jeux de majorité ou d’hégémonie, en continuant d’approfondir sa propre singularité. L’application en est évidemment complexe dans le jeu « politique » au sens restreint, celui de la représentation élective. Reste qu’une telle virtualité trouve des applications concrètes dans des alliances de « minorités », entre Act up et les collectifs de sans-papiers par exemple. Reste aussi que comme aspiration, elle ouvre des perspectives intéressantes pour sortir d’un jeu politique démocratique aujourd’hui dominé par la corruption, et d’une certaine atmosphère de guerre sociale, de disqualification des uns et de cynisme des autres. Et sans doute une telle écologie de la politique, des rapports politiques entre les humains, dont les relations meurtrières de la circulation routière sont un contre-modèle, est-elle le « prix » à payer pour enrayer le flip climatique. On retrouvera ici d’autres évocations philosophiques, qui font de la terre le « tiers espace », ou le « grand dehors » ramenant les humains à une éthique de coexistence et d’hospitalité. Ce que nous indique ici en plus Guattari, c’est que ce « prix » pourrait être bien doux à payer, s’il nous sortait en même temps de la souffrance associée à l’état actuel de la cité subjective, et des horizons barbares qu’ils nous promet. En même temps, il nous fournit un programme de travail concret, celui de favoriser partout l’émergence de nouveaux territoires d’existence, de nouvelles trames de socialité et pôles de valeur. »

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