De Claudel à Gombrowicz, ou de Lacan à Deleuze-Guattari : la question de la dignité

L’approche la plus immédiate pour comprendre la différence entre la pensée de Lacan et celle de Deleuze-Guattari serait peut-être de se reporter aux auteurs qu’ils citent dans leurs enseignements ou leurs ouvrages pour illustrer leur façon de concevoir l’inconscient.
Sont-ils en opposition complète ? Non, il s’agit de lectures différentes de l’inconscient et de son fonctionnement qu’ils reconnaissent tout aussi bien contre les philosophies du sujet auto-centré et l’humanisme y attenant. 

Le modèle deleuzo-guattarien n’est autre que celui de la perversion où l’inconscient machinique produit en permanence des liaisons avec l’environnement qui « dénaturent » le désir, ou plutôt le font évoluer, à force de tâtonnements avec le dehors, jusqu’à capture de nouveaux codes et remodelage de l’orientation libidinale.

Le modèle lacanien est, quant à lui, attaché à rechercher la chaîne signifiante du sujet qui serait inscrite dans la structure de son inconscient. Il pourra ainsi retrouver sa véritable place dans l’existence afin de ne plus être dupe de notre monde d’images où, perdu, il souffre de ne pas réaliser son désir profond.

Deux auteurs, Claudel et Gombrowicz colleraient de façon étonnante à ces lectures de l’inconscient.

Pour Lacan, on pourrait retenir la trilogie de pièces de Claudel, « L’otage », « Le pain dur », « Le père humilié », qu’il décortique dans son séminaire de 1960-1961 sur le transfert.
Pour Deleuze-Guattari, il s’agirait du Ferdydurke de Gombrowicz.

Pourquoi ces œuvres en particulier ?

Parce qu’elles se situent l’une (la trilogie) et l’autre dans un contexte similaire, le milieu de la noblesse finissante et l’avènement du nihilisme et des « derniers des hommes ».

Pour Claudel, « L’otage » voit finir un monde où les sujets étaient liés à des chaînes signifiante fortes (l’aristocratie) qui fondaient leurs rapports à la terre des aïeux, la relation à Dieu, le sens de l’honneur, etc. Des règles dures et ancestrales modelaient le désir des hommes, les orientaient. Elles n’étaient pas discutables, au risque sinon d’être déchu de son rang, du signifiant, et  traçaient fermement leur existence. Ce monde a chuté avec Dieu suite à la Révolution, et « Le pain dur » avec la deuxième génération voit émerger des personnages sans buts, au royaume des idées et des droits de l’homme, s‘apitoyant sur leur solitude, des canailles où les fils prennent la place des pères sans qu’ils ne soient arrêtés par les lois de l’inconscient, se détestant les uns les autres du fait qu’ils se retrouvent rivaux. C’est le monde du désir mimétique et des images où les homme sont interchangeables, et il ne s’agit plus que de lutter pour son propre compte dans le seul but de satisfaire au mieux sa jouissance plutôt que d’obéir à des règles séculaires qui donnaient sa rigueur, mais également sa forme et sa beauté à l’existence.
Dans « Le père humilié », avec la troisième génération, nous voyons évoluer des personnages qui ont pris la mesure de l’époque « indigne » dans laquelle ils sont plongés. Le héros, Orian, bien qu’amoureux de Pensée (la petite fille de l’héroïne de « L’otage », Sygne, qui s’est compromise en donnant naissance à cette humanité nouvelle),  sait bien qu’il ne peut se livrer à cet amour (« Est-ce que vous m’enfermerez à clé dans votre maison et je n’aurai pas d’autre affaire au monde que de vous caresser ? ») et qu’il risque d’être englouti lui aussi dans le nihilisme ambiant s’il ne poursuit pas avant tout son destin. Il a retrouvé sa place dans la chaîne signifiante et préfère mourir à la guerre. Car jusque là va le désir du héros qui a retrouvé sa place. Il  sort de l’errance pour être porté par son désir qui le mène, impavide, jusqu’à son propre sacrifice s’il le faut…

Le héros deleuzien est tout autre. C’est un traître. Il ne supporte pas le signifiant. Les ordres, quels qu’ils soient, le troublent, jusqu’à ce qu’il les mette profondément en cause par sa bouffonnerie.
Ainsi Ferdydurke avec son camarade de classe Mientus qui fuient le « Cucul », qui ne veulent plus se faire « faire une gueule »  par les professeurs pédants qui les infantilisent, les jeunes filles modernes à attitude qui savent jongler entre bonne et mauvaise éducation et les poussent irrésistiblement au ridicule, à n’importe quelle rencontre qui leur fait subir cette déformation comique qui les humilie. Ils sont à la recherche d’un valet de ferme pour retrouver un peu de simplicité, une forme propre et saine.
Les personnages de Gombrowicz éprouvent le même dégoût que Claudel pour leur époque avec ses idées incarnées par tant de représentants « Cucul », ses modes et ses subjectivités qui leur font horreur, mais les héros gombrowicziens préfèrent se convulser, bouffonner toujours davantage pour tenter d’en réchapper.   
Leur périple les conduit dans la famille très aristocratique de Ferdidurke, et  Mientus identifie enfin le fameux valet de ferme. C’est lui, il l’a reconnu. C’est son idéal du moi ! Mientus veut rendre sa dignité au valet humilié par le service quotidien de cette noblesse oisive et amollie. Cette trahison de l’ordre, toujours sur un mode bouffonnant, va provoquer une mêlée générale grotesque avant que le héros, Ferdidurke, ne s’enfuit pour trouver l’amour auprès d’une jeune fille qui va lui raconter ses désirs secrets, se confier à lui avec confiance et enthousiasme, lui offrir un amour de jeune fille jeune fillant. Et le malheureux Ferdidurke approuvera encore, jouera le jeu malgré lui, sentant irrésistiblement le « Cucul » de nouveau l’empoisser de toute part, le poussant à un désespoir comiquement désespérant. « Mais contre le cucul, il n’y a pas de refuge. Courez après moi, si vous voulez. Je m’enfuis la gueule entre les mains. » 

Le problème de Claudel et Lacan ne serait-il pas celui de notre dignité agressée en permanence par une époque infâme ? Comment dépasser ça ?

Gombrowicz et Deleuze-Guattari semblent partager le même diagnostic, mais ne résistent pas de la même façon. Ils ne sont pas à la recherche d’une chaîne signifiante perdue. Ils ne veulent pas de retour du « Père ». Pour eux, cette chaîne est perdue à jamais dans notre univers décodé. Ferdydurke est confronté sans arrêt au « Culcul » qui prend des milliers de visages et le condamne à fuir. Son désir se déterritorialise en se fixant sans cesse dans de nouveaux agencements qu’il se remet à fuir aussitôt…

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« J’ai volé trop loin dans l’avenir : un frisson d’horreur m’a assailli.
Et lorsque j’ai regardé autour de moi, voici, le temps était mon seul contemporain.
Alors je suis retourné, fuyant en arrière — et j’allais toujours plus vite : c’est ainsi que je suis venu auprès de vous, vous les hommes actuels, je suis venu dans le pays de la civilisation.
Pour la première fois, je vous ai regardés avec l’oeil qu’il fallait, et avec de bons désirs : en vérité je suis venu avec le cœur languissant.
Et que m’est-il arrivé ? Malgré la peu que j’ai eue — j’ai dû me mettre à rire ! Mon oeil n’a jamais rien vu d’aussi bariolé !
Je ne cessai de rire, tandis que ma jambe tremblait et que mon cœur tremblait, lui aussi : « Est-ce donc ici le pays de tous les pots de couleurs ? » — dis-je.
Le visage et les membres peinturlurés de cinquante façons : c’est ainsi qu’à mon grand étonnement je vous voyais assis, vous les hommes actuels !
Et avec cinquante miroirs autour de vous, cinquante miroirs qui flattaient et imitaient votre jeu de couleurs !
En vérité, vous ne pouviez porter de meilleur masque que votre propre visage, hommes actuels ! Qui donc saurait vous — reconnaître ?
Barbouillés des signes du passé que recouvrent de nouveaux signes : ainsi que vous êtes bien cachés de tous les interprètes !
Et si l’on savait scruter les entrailles, à qui donc feriez-vous croire que vous avez des entrailles ? Vous semblez pétris de couleurs et de bouts de papier collés ensemble.
Tous les temps et tous les peuples jettent pêle-mêle un regard à travers vos voiles ; toutes les coutumes et toutes les croyances parlent pêle-mêle à travers vos attitudes.
Celui qui vous ôterait vos voiles, vos surcharges, vos couleurs et vos attitudes n’aurait plus devant lui que de quoi effrayer les oiseaux.
En vérité, je suis moi-même un oiseau effrayé qui, un jour, vous a vus nus et sans couleurs ; et je me suis enfui lorsque ce squelette m’a fait des gestes d’amour. »
Ainsi parlait Zarathoustra – Deuxième partie – Du pays de la civilisation

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