Parmi les séminaires de F. Guattari de 1982, une intervention de Mony Elkaïm sur les niveaux logiques qui repart de Bateson pour disqualifier le modéle META et arriver au concept de « rhizome » : un entrelac complexe de relations (de niveaux) qui se recoupent n’importe comment et ne suivant aucune hiérarchie (pour une définition plus rigoureuse).
« Je vais parler simplement d’une manière assez courte de choses très simples mais qui me compliquent un peu la vie ainsi qu’à une série de gens qui nous intéressons à ce qu’on appelle des systèmes humains. Je parlerai d’une histoire de Bateson qui a affaire avec l’aspect des niveaux logiques.
Dans les années 56, il y avait un groupe de travail à Paolo Alto qui est une ville près de San Francisco en Californie qui a étudié des problèmes de communication ; c’est un groupe qui a étudié les communications chez les dauphins, chez les animaux et aussi chez les humains.
Dans toute une série de cas de communication entre schizophrènes, ils remarquent que ces gens avaient de drôles de manières. En l’occurrence, un jour ils avaient mis un enregistreur entre deux salles et dans chacune il y avait un schizophrène. Les schizophrènes se rencontrent et parlent. Le premier dit : « — Bonjour, je m’appelle Smith. Il s’appelle Andersen. Le second dit : « — Bonjour je m’appelle Tartempion. Il s’appelle autrement. Il y a toute une discussion où ils parlent. L’un parle comme s’il était un homme de l’espace, l’autre parle très différemment. Les gens de l’École ne sont pas tant intéressés par la thématique délirante, pas tant à ce que les schizophrènes racontaient qu’à la manière dont ils communiquaient. Ils ne se sont pas demandé : qu’est-ce qui fait que ce type parle d’aviation et pas d’hôpital, ou du chef des pompiers et pas du copain. Mais ils se sont demandé : Tiens ! qu’est-ce qui se passe entre eux. À ce moment-là ils avaient avancé ceci : toute communication, c’est quelqu’un qui dit à quelqu’un d’autre : « Je dis ceci à vous dans ce contexte-ci. »
Et ces schizophrènes là ont discuté d’une manière telle que l’un disait Je et il disait le contraire, dis ceci et il disait une chose et puis un énoncé complètement inversé, à vous : le chef des pompiers, dans ce contexte-ci : ici, c’est le champ d’aviation. Ils se sont alors demandé : qu’est-ce qui fait que ces braves gens communiquent d’une manière telle qu’ils disqualifient systématiquement ce qu’ils racontent. Certains se sont intéressés un peu au lien entre ces gens et le contexte où ils avaient grandi en se disant : est-ce que par hasard, il y aurait un lien entre la manière dont ces gens-là ont été élevé et le drôle de comportement qu’ils ont ? Certains se sont donc intéressés aux adolescents schizophrènes qui étaient dans l’hôpital psychiatrique et que leur mère venait visiter. Il y avait fréquemment des situations où l’adolescent n’était pas si mal que ça avant que la maman arrive et quand elle partait le gars était en crise de folie furieuse. Par exemple, ils se sont mis à filmer ou à enregistrer ou à prendre des notes dans des situations comme celle-ci : la maman arrive, le gosse fonce vers elle pour l’embrasser, la maman se rigidifie, le gosse se recule, la mère dit : « Tu ne m’aimes plus, mon fils ! », le gars ne sait plus quoi faire, alors il rougit et sa mère lui dit : « Mais mon chéri, il ne faut pas avoir honte de ses sentiments ! », et puis le gars déconne complètement.
Alors, à ce moment-là, on a commencé à penser en termes : mais dans quelle mesure est-ce qu’il n’y aurait pas eu deux messages envoyés : un message de type verbal (« mon chéri, viens près de moi »), et un message de type non-verbal qui est la rigidité du corps de la femme – ce qui fait que ce gosse a reçu deux messages contradictoires et que la mère ne sait pas quoi faire.
À l’époque, le premier texte écrit sur ce domaine-là était un texte sur le rôle que pouvait jouer la double contrainte (double bind) dans l’étiologie de la schizophrénie. C’est un texte très primitif, très simpliste où l’on parlait de mère qui piégeait et d’enfant qui était piégé. Or, dans un second temps, ils se sont rendus compte que ce n’était pas si simple que cela : que si, en l’occurrence, la maman disait à l’enfant : « mon chéri, viens sur mes genoux », et qu’elle se raidissait une fois l’enfant sur ses genoux, l’enfant disait : « quel beau bouton tu as là, maman ! » Ce qui fait que le gosse obéit au niveau verbal, il vient sur ses genoux, mais ce n’est pas pour elle qu’il vient, c’est pour le bouton qu’il vient. Ce qui fait qu’il lui renvoie une double contrainte et elle est dans une situation où elle réagit par une double contrainte, et alors c’est comme la poule et l’oeuf, on ne sait plus qui est le premier. Ce qui ne m’intéresse pas du tout.
À ce moment-là, Bateson avait dit : « Ah ! J’ai tout compris ! J’ai compris le dilemme du schizophrène : ce malheureux tente de répondre en même temps à deux niveaux, les niveaux verbal et non verbal, le niveau de la relation et le niveau du contenu. Pauvre schizophrène ! Il n’a pas lu Russel ! Il aurait lu Russel, il aurait tout compris ! » Qu’est-ce que Russel a raconté ? Russel raconte des histoires sur les niveaux logiques. Par exemple, une table, c’est une table. Je peux dire : il y a dans le monde entier deux classes : la classe des tables et la classe des non-tables, et le monde entier est là dedans, ce n’est pas faux, tout y est. Mais imaginons que je dise : j’ai la classe des concepts et la classe des non-concepts. Mais la classe des non-concepts, c’est un concept ça ! Ça ne marche plus. Alors, le brave Russel disait : « Il y a un problème logique qui crée des paradoxes mathématiques qui ne sont pas des paradoxes que l’on peut résoudre tant qu’on se rend malade à essayer de les résoudre au même niveau. » Pour arriver à se tirer des paradoxes mathématiques, disait Russel, il faut se rendre compte d’une impossibilité de tenter de parler d’un membre et de la classe qui le contient. La classe n’est pas ses membres et un membre d’une classe n’est pas la classe. Parler d’une chose comme si elle était l’un de ses membres, c’est faire une faute de type logique, il y a deux types logiques différents.
Donc, Bateson avance : le problème du schizophrène, c’est qu’il ne sait pas faire la différence entre le niveau de la relation (le niveau de ce qui se passe sous l’aspect éthologique, sous l’aspect de la distance), entre le niveau relationnel, le niveau non-verbal et le niveau du contenu, le niveau de ce qui lui est dit. Si le schizophrène était assez futé pour réaliser que le niveau de la relation était un niveau qui est méta- (qui est hiérarchiquement supérieur) au niveau du contenu, il n’y aurait plus de problème. Et alors, Bateson a résolu ainsi le problème de la double contrainte en disant que ce problème est lié au fait qu’il y a un malheureux qui tente de mettre ensemble deux éléments appartenant à des niveaux logiques différents. D’où Bateson disait : « dans une même famille, il y a de fortes chances que l’on ait un psychiatre, un clown et un dingue ! » Il ne veut prendre en formation que des gens qui ont un frère dingue autrement cela ne marche pas. Dans un contexte constant où l’on mélange les types logiques, ou l’on devient clown pour s’en tirer, ou l’on devient psychiatre pour essayer de comprendre quelque chose, ou l’on devient malade mental…
Si parmi vous certaines personnes ont eu la curiosité de lire ces deux livres que Le Seuil a publiés, vous verrez que, pratiquement, dans deux articles sur trois, Bateson fait référence à sa typologie pour se tirer d’affaire ; qu’il s’agisse de n’importe quelle histoire, il sort de son chapeau le petit machin magique que sont les niveaux logiques. C’est devenu quelque chose de très important dans les approches systémiques aujourd’hui aux États-Unis et il est rare que vous ne trouviez pas dans chaque article une référence aux niveaux logiques qui vont tout résoudre.
On penserait alors en termes d’un monde de poupées russes. Comment ce monde fonctionne-t-il ? Il fonctionne grâce à une interaction, dit un brave post-batesonien, de type couplage, comme diraient les physiciens. Voici qu’entre chaque anneau de cet oignon quelque chose va se passer qui fera que de proche en proche, tout est lié. En plus, là-dedans, c’est comme dans une voiture, tu ne peux pas aller de première en troisième directement.
Par exemple, tu as le niveau I : j’apprends, le niveau II : j’apprends à apprendre le niveau III : j’apprends à apprendre à apprendre… Il faut respecter la chaîne, c’est sacro-saint, et si tu sautes, tu ne joues plus. C’est comme à la marelle.
Il faut savoir suivre l’ordre.
C’est le monde dans lequel nous nous débattons, dans ses diverses approches épistémologiquement différentes, ce monde des niveaux logiques. Il est vrai que c’est extrêmement étouffant, ce monde où l’on gagne son ciel en passant de ciel en ciel et le septième est vraiment très loin !
E. – Dieu est un oignon !
F. – Je croyais que c’était un grand lapin !
M. – Je crois, pour ma part, qu’il y a des milieux divers qu’il faut interrelier mais je ne crois pas qu’il y ait de hiérarchie. Je ne crois pas qu’il y ait de partage obligé. Je ne crois pas qu’il y ait de situation méta-. Je crois, au contraire, que des raccourcis sont possibles qui permettent de pouvoir croiser ces niveaux à différents moments, à différents lieux et toute la discussion, c’est comment, effectivement, pouvoir parler de ces croisements qui ne sont pas hiérarchiques.
A. –… qui sont hiérarchiques dans un certain type de société quand même. Précisément, il y a l’ordre qui règne et dans cet ordre les niveaux sont effectivement hiérarchisés. Si tu es bien élevé, tu sais que le niveau verbal est supérieur au niveau physique.
M. – La différence est hors toi, qui dis : moi, A., avant de parler, je précise une chose : ce que je vous dis n’est valable que par rapport à une culture spécifique, une culture dominante dans un lieu spécifique, ce que je vous raconte n’a rien affaire avec une universalité. Bateson ne dit pas cela !
A. – Je veux dire que l’ordre social fonctionne beaucoup comme cela. J’ai beaucoup travaillé sur l’État, et l’on s’aperçoit que le double bind, c’est vraiment la démarche même de l’État. À chaque foi qu’il donne quelque chose d’une main, il le retire de l’autre. Mon travail le plus récent, c’est par exemple la création de la Sécurité Sociale en 1945. On crée des caisses autonomes : gestion syndicale, c’est vous qui gérez, allez-y les gars ! Et au même moment (ce que l’on est d’ailleurs en train de faire avec la loi sur la décentralisation des collectivités locales) on décide que les décisions des conseils d’administration ne sont pas applicables avant un mois, pendant lequel le Ministre peut les suspendre, y mettre fin. Au même moment. Alors les gars ont eu effectivement deux attitudes : soit le super-conformisme, allant voir le Préfet avant de prendre toute décision, soit la provocation. Et dans les deux cas, il n’y a jamais eu de Sécurité Sociale autonome. Et tout l’État, quelque soit le grand corps que l’on prenne, fonctionne comme cela. Donc, c’est vraiment le fonctionnement même de l’ordre, je le crois.
M. – Effectivement, nous ne croyons pas qu’une double contrainte existe comme ça. Elle n’existe que parce que, dans une même démarche, un ordre ou une personne est tentée de rendre compte de différents niveaux de réalité, d’où l’aspect apparemment contradictoire, mais qui n’est pas contradictoire. En fait, on ne fait que dire à la fois et que montrer à la fois différents niveaux. En réalité, il n’y a pas des double bind, il y a des sextuples bind. Des situations où tu as X. niveaux de réalité que tu dois présenter à la fois puisque tu es obligé par ton comportement de montrer que tu obéis aux différentes règles implicites. D’où une situation où ce n’est pas la communication du tout, ça n’a rien à voir avec cela, ça a à voir avec autre chose. Ce n’est pas que tout ordre engendre un double bind, c’est tout système qui à partir d’un moment donné tente de respecter un niveau qui est le niveau je dirais explicite des règles supposer fonctionner, tout ordre respectant par ailleurs les règles de ce système qui sont des règles implicites mais qui elles aussi le régissent, fait que tu as constamment à chaque pas différents niveaux qui se situent. Et ces niveaux ne sont pas hiérarchiquement différents.
Ils sont cet entrelacs complexe que Félix appellerait rhizomatique parce qu’ils se recoupent n’importe comment et suivant aucune hiérarchie. C’est un des points que je voulais amener au débat. »
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