Préambule / 1 ère partie / 2 ème partie / 3 ème partie
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Notes de travail lues au cours de la journée d’étude du 14 juin 2014 du groupe Lire – travailler Derrida
Introduction
Dans le séminaire La Bête et le souverain [1], Derrida repart sur les traces de Deleuze lorsque ce dernier fait usage du mot bêtise, notamment pour se moquer des psychanalystes. J’ai cherché à comprendre quelques-unes des raisons pour lesquelles (il y en aurait plusieurs), Derrida trouve une nécessité à « déconstruire » la pensée deleuzienne sur ce point, lui qui s’est déclaré si proche de Deleuze à la mort de ce dernier:
« […] Depuis le début, tous ses livres (mais d’abord le Nietzsche, Différence et répétition, Logique du sens) ont été pour moi non seulement de fortes provocations à penser, bien sûr, mais chaque fois l’expérience troublante, si troublante, d’une proximité ou d’une affinité presque totale dans les « thèses », si on peut dire, à travers des distances trop évidentes dans ce que je nommerais, faute de mieux, le « geste », la « stratégie », la « manière »: d’écrire, de parler, de lire peut-être. Pour ce qui regarde, mais le mot ne convient pas, les « thèses », donc et notamment celle qui concerne une différence irréductible à l’opposition dialectique, une différence « plus profonde » qu’une contradiction (Différence et répétition), une différence dans l’affirmation joyeusement répétée (« oui, oui »), la prise en compte du simulacre, Deleuze reste sans doute, malgré tant de dissemblances, celui dont je me suis toujours jugé le plus proche parmi tous ceux de cette « génération ». Je n’ai jamais senti la moindre « objection » s’annoncer en moi, fût-ce virtuellement, contre aucun de ses discours, même s’il m’est arrivé de murmurer contre telle ou telle proposition de l’Anti-œdipe ou peut-être contre l’idée que la philosophie consiste à « créer » des concepts. Je voudrais essayer un jour de m’expliquer au sujet d’un tel accord sur le « contenu » philosophique quand ce même accord n’exclut jamais tous ces écarts que je ne sais pas, aujourd’hui encore, nommer ou situer. (Deleuze avait accepté l’idée de publier un jour un long entretien improvisé entre nous à ce sujet et puis nous avons dû attendre, trop attendre.) […] »[2]
A défaut de cet entretien, j’ai essayé d’éclaircir certains de ces écarts[3], plutôt à partir de la perspective de Derrida, puisqu’il a survécu à Deleuze, et qu’il a fini par préciser quelques-unes de ses positions, notamment dans le séminaire en question que nous avons étudié cette année.
1. Les bêtises des psychanalystes
Ne pourrait-il pas s’avérer que certaines de nos oppositions entretiennent une posture soi-disant radicale qui pourrait aussi bien nourrir notre impuissance ?
La critique célèbre dans L’Anti-œdipe [4] de Deleuze et Guattari publiée en 1972 consiste à montrer comment les psychanalystes en reterritorialisant les sujets sur des codes œdipiens rateraient leur véritable désir, c’est-à-dire les devenirs-animaux de l’homme, vont-ils ajouter en 1980 dans Mille plateaux, à partir de l’exemple de l’homme aux loups cité par Derrida dans son séminaire où il offre l’hospitalité à Deleuze et Guattari en citant de longs passages de leurs textes (BS p 104, 105 ; 196, 197, 199, 201).
Mais Derrida précise : lorsque Deleuze (et Guattari ?) : « se rit de la psychanalyse quand elle parle des animaux, il s’en rit, comme il le fait souvent, parfois un peu vite, et non seulement il s’en rit mais il dit, ce qui est plus drôle, que les animaux eux-mêmes en rient. » (BS p 104)
Double posture de Derrida. D’une part, il partage leur critique et se réjouit avec Deleuze et Guattari du rire des animaux, Derrida ayant lui-même débordé les codes œdipiens dans Fors, préface au livre qu’Abraham et Torok avaient consacré à l’homme aux loups, et Derrida précise dans le séminaire (BS p 200) que sa critique remonte quant à elle à 1975 et est antérieure à Mille plateaux (et on a vu précédemment dans le séminaire avec Agamben que cette façon de se positionner comme le premier est un acte de souveraineté). Il prend parti pour Deleuze-Guattari tout en se posant comme celui qui viendrait avant eux sur cet exemple de l’homme aux loups, et dans le même mouvement, autre acte déconstructif et en même temps souverain, il en profite pour attaquer Lacan en citant Deleuze qui « vient de dire que Lacan a hérité pour l’accroître le capital des bêtises de Freud dans la violente domestication et paternalisation psychanalytique de l’homme aux loups ».
Mais Derrida, s’il rit avec eux contre certaines interprétations œdipiennes, il ne partage pas avec eux leur rire contre la psychanalyse. Il le répète (BS p 245) :
« Si drôle et parfois si salutaire que soit la vigilance ironique et sarcastique de Deleuze ou Deleuze et Guattari à l’endroit de la psychanalyse, j’ai dit pourquoi il m’est difficile de rire longtemps avec eux. »
Derrida cite Deleuze-Guattari (BS p 196) :
« Nous voulons dire une chose simple sur la psychanalyse : elle a souvent rencontré, et dès le début, la question des devenirs-animaux de l’homme. […] le moins qu’on puisse dire est que les psychanalystes n’ont pas compris, ou qu’ils n’ont voulu ne pas comprendre. »
Pour Derrida, la bêtise résiste comme l’inconscient :
« Deleuze insinue ainsi que tous ces psychanalystes ont dénié comprendre, ont fait comme s’ils ne comprenaient pas, ont voulu ne pas comprendre ce que, par conséquent, ils comprenaient fort bien et avaient intérêt à ne pas assumer, avouer, déclarer ce qu’ils comprenaient, ce qu’ils comprenaient qu’ils comprenaient et voulaient encore ne pas comprendre, faire comme s’ils ne comprenaient pas, ce qui est donc plus un symptôme qu’une simple non-connaissance ou un simple non-savoir : c’est une méconnaissance symptomatique sur fond de connaissance inconsciente. » (BS p196)
Derrida retrouve dans le geste deleuzo-guattarien de Mille plateaux une continuité avec L’Anti-Œdipe qui portait déjà l’idée d’un vol, d’une simulation, d’une tromperie en reprenant la plainte d’Artaud :
« […] un réquisitoire contre Freud qui est en somme accusé non pas de croire en ce qu’il disait et qui constitue une machine à laquelle il fait semblant de croire, mais d’avoir tout fait (et la condamnation est ici éthique et politique), d’avoir donc tout fait pour faire croire au patient ce que la psychanalyse lui disait et voulait lui faire souscrire. Le faire sous-signer d’une autre nom, d’un nom autre que le sien, de son nom devenu nom d’un autre, nom du père, […] là où le nom tout neuf qu’il s’était fait lui était en somme volé, […], dans un style et une logique de plainte et de contre-réquisitoire, qui n’est pas loin de ressembler à celle d’Artaud contre le vol de son propre, de son nom propre, et son corps propre – supposé sans organes). Ce qui signifie que lesdites « bêtises de la psychanalyse ne sont pas seulement des indigences de savoir, […] mais des violences éthiques, des machines, à leur tour, et des machines de guerre, d’assujettissement […] » (BS p199)
On peut noter que Deleuze problématise lui-même le vol dans Différence et répétition (DR p 258) :
« Aussi bien les Idées qui découlent des impératifs, loin d’être les propriétés ou attributs d’une substance pensante, ne font qu’entrer et sortir par cette fêlure du Je, qui fait toujours qu’un autre pense en moi, qui doit être lui-même pensé. Ce qui est premier dans la pensée, c’est le vol. »
C’est donc une position assumée par Deleuze. Mais le vol défendu par Deleuze est l’immixtion inconsciente de l’autre en moi qui prend la place, tandis que le vol des psychanalystes relèverait d’un forçage, voire un matraquage qui dénierait la place de cet autre, de ce voleur, peut-être même une opération de police contre ce vol pour rétablir le nom officiel du propriétaire du patronyme. Or le vol étant également la chance de l’évènement et de la rencontre, le mode de l’évènement, pour Deleuze, il y aurait eu vol du vol, et cet autre vol serait l’objet d’une accusation.
Il n’en reste pas moins que Derrida insiste auprès des auteurs des machines désirantes sur l’aspect machinique de la résistance de la psychanalyse devenue une machine de guerre qui assujettit. Or, lutte-t-on contre une machine en lui opposant frontalement une machine alternative au risque de générer un durcissement ? Ne faut-il pas tenter d’inventer une autre machination ?
La bêtise résiste comme l’inconscient, et c’est les stratégies d’opposition que déconstruirait Derrida en allant chercher Deleuze sur le terrain de la bêtise, comme si Deleuze et Guattari attribuaient encore une souveraineté inentamée aux psychanalystes. Car, qui est bête ? Qui ou quoi ?
« Dès lors, pour ne pas oublier notre problème de la bête et du souverain, si le souverain c’est toujours l’instance d’un Moi Je, d’un sujet disant moi Je, voire nous, une première personne, et supposé décider librement, souverainement, supposé faire la loi, répondre, répondre de soi, dominer le reste de la vie psychique (consciente et inconsciente), alors qui est bête ? Ou quoi ? Moi ou ça ? A qui, à quoi revient la bêtise ? » (BS p 246)
Deleuze et Guattari laissent entendre que les psychanalystes étaient les mieux placés pour savoir ce qu’il en est de l’inconscient, et leurs interprétations sont d’autant plus bêtes de passer à côté du désir en l’enchaînant à Œdipe. Derrida répond qu’à partir du moment où l’on prend en compte l’inconscient, on ne peut plus travailler à partir d’une plainte ou d’un reproche qui s’adresserait à une conscience souveraine, et qu’il faut compliquer l’opération critique.
Pourquoi ne pas simplement prendre leur parti ? Si Derrida salue le geste déconstructif d’une pensée qui s’élève contre une pratique qui génère de la violence contre les sujets qu’elle n’écoute pas, il refuse sans doute de tracer une ligne de démarcation stricte avec un champ (comme la psychanalyse) qu’il estime perfectible, considérant qu’on ne défait pas une position sans une autre stratégie que la confrontation directe.
C’est tout l’objet de la déconstruction, d’une politique de l’auto-immunité où il s’agirait de déplacer des pièces pour entraîner un changement de coordonnées à l’intérieur même du champ, et en évitant ce qui pourrait générer de la résistance et aller à l’encontre d’une possibilité d’ouverture.
Pourtant, dans L’Anti-œdipe, Deleuze et Guattari précisent bien qu’ils ne s’opposent pas à la psychanalyse, mais que le changement qu’ils attendent nécessite une psychanalyse transformée en schizo-analyse qui partirait du processus schizophrénique, des lignes de fuite plutôt que de la névrose et des codes œdipiens :
« Nous croyons au contraire à la possibilité d’une réversion interne, qui fait de la machine analytique une pièce indispensable de l’appareil révolutionnaire » (AO p 97).
Serait-ce, étant donné la virulence de la charge contre la psychanalyse, et pour reprendre Derrida, une de leurs dénégations crispées tel qu’il l’aurait écrit : « l’Anti-Œdipe est un très mauvais livre (confus, plein de dénégations crispées, etc.) »[5]
Laissons en suspens cette question et poursuivons le cheminement de Derrida.
[1] J. Derrida, Séminaire La bête et le souverain V1, Galilée, 2008.
[2] « Il me faudra errer tout seul », J. Derrida, 1995, Libération.
[3] On peut également se reporter au numéro 81 de Chimères, Bêt(is)es, 2014, notamment avec l’entretien de Jean-Clet Martin, Deleuze et Derrida, ce n’est pas le même mouvement, ainsi que les articles de René Major, etc.
[4] Gilles Deleuze & Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Editions de Minuit, 1972.
[5] d’après un article de Libération où Benoit Peeters est cité, 2010 : Derrida parmi les siens
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