Préambule / 1 ère partie / 2 ème partie / 3 ème partie
Rejoindre le nouveau groupe facebook
(suite)
Notons un autre angle d’attaque de Derrida sur cette question de la psychanalyse et des devenirs-animaux chez Deleuze et Guattari qui rejoint celui que nous allons traiter maintenant. Lorsque Deleuze écrit que la psychanalyse a souvent rencontré la question des devenirs-animaux de l’homme, Derrida précise :
« pour Deleuze quand il dispute la psychanalyse à ce sujet, il s’agit toujours seulement de l’homme, de devenir-animal de l’homme, autrement dit du devenir anthropomorphiquement animal de l’homme, et non de l’animal et de la bête, si on peut dire, eux-mêmes ». (BS p 196)
Donc Deleuze resterait enferré dans une thèse qui appartiendrait au discours logocentrique qui sacrifice l’animal tout en défendant la cause de l’animal pour l’homme, mais en laissant l’animal de côté.
2. La bêtise comme propre de l’homme, et la problématique de l’individuation
Ce qui rejoindrait la critique de Derrida, lorsqu’il cite Deleuze dans Différence et répétition, où Deleuze donne une définition de la bêtise en tant qu’elle serait le propre de l’homme puisqu’elle exclurait l’animal :
« La bêtise n’est pas l’animalité. L’animal est garanti par des formes spécifiques qui l’empêchent d’être bête » (BS p 211).
Derrida le cite encore pour préciser la problématique du fond :
« La bêtise n’est pas le fond ni l’individu, mais bien ce rapport où l’individuation fait monter le fond sans pouvoir lui donner forme. » (DR p 197)
« Or les animaux sont en quelque sorte prémunis contre ce fond, par leurs formes explicites. » (BS p 211).
Or, on peut s’interroger quand Deleuze écrit dans Différence et répétition :
« Cet indéterminé, ce sans fond, c’est aussi bien l’animalité propre à la pensée, la génitalité de la pensée : non pas telle ou telle forme animale, mais la bêtise. » (DR p 351)
Donc, l’animalité propre à la pensée serait la bêtise. Alors qu’on vient de voir que la bêtise n’est pas l’animalité. L’animalité serait l’indéterminé du fond sans fond qui remonte à la surface, et l’animal en serait prémuni par ses formes explicites ? L’animalité propre à la pensée de la forme homme exclurait donc l’animalité dans sa forme animale, car cette dernière disposerait de formes explicites que l’homme n’a pas, ce dernier étant en rapport avec le sans fond ? On retrouverait les prémisses de la critique derridienne du devenir-animal anthropomorphique de l’homme.
Et, comme on l’a déjà cité, Derrida va croiser plus tard la question de la bêtise des psychanalystes et de la bêtise comme propre de l’homme qui exclurait l’animal à partir de l’argument que nous venons de voir : l’acte d’accusation de bêtise s’en prend à une conscience souveraine qui dénie le rôle de l’inconscient. Or, pour Derrida, la résistance et l’inconscient feraient que l’homme, comme l’animal, aurait lui aussi des formes d’individuation explicites (BS p 245) :
« J’ai dit pourquoi il m’était longtemps difficile de rire avec eux (concernant la psychanalyse). Car inversement pourquoi ne pas reconnaître que l’homme, en tant qu’il a aussi des formes d’individuation explicites, se prémunit aussi, en quelque sorte, contre le fond sans fond, et dans cette mesure du moins, ignorerait comme l’animal, la bêtise pure. »
Derrida interprète la position deleuzienne à partir de Schelling lorsqu’il parle du fond originaire (Urgrund) ou non-fond (Un-grund) comme absolu indifférencié qui précèderait les principes d’identité et d’opposition, Schelling également cité par Deleuze dans Différence et répétition comme le rappelle Derrida (BS p 214) :
« Dans la logique Schellingienne, aussi bien que deleuzienne, l’homme prend forme sur ce fond en gardant avec lui un rapport (libre, c’est la liberté) qui serait refusé aux animaux. » (BS P 212)
C’est cette liberté que met en question Derrida et qui lui fait dire que Deleuze reste un philosophe très classique lorsqu’il parle de la bêtise en référence à Schelling. Or, si on se reporte à Différence et répétition, tout l’enjeu de cet ouvrage de Deleuze est de dépasser la forme « homme » et la pensée de la recognition. Et il va passer par Nietzsche pour déborder cette logique schellingienne. Deleuze est très clair, il s’agit de basculer sur une pensée de l’individuation :
« Elle (La bêtise) est possible en vertu du lien de la pensée avec l’individuation. Ce lien est beaucoup plus profond que celui qui apparaît dans le Je pense ; [...] Car le Je ou le Moi ne sont peut-être que des indices d’espèce : l’humanité comme espèce et parties. Sans doute l’espèce est-elle passée à l’état implicite dans l’homme ; si bien que le Je comme forme peut servir de principe universel à la recognition et à la représentation, tandis que les formes explicites sont seulement reconnues par lui, et que la spécification n’est que la règle d’un des éléments de la représentation. [...] L’individuation au contraire n’a rien à voir avec la spécification, même prolongée. Non seulement elle diffère en nature de toute spécification, mais […] elle la rend possible et la précède. Elle consiste en champs de facteurs intensifs fluents qui n’empruntent pas davantage la forme du Je ni du Moi. L’individuation comme telle, opérant sous toutes les formes, n’est pas séparable d’un fond pur qu’elle fait surgir et qu’elle traîne avec soi. » (DR p 197)
On a vu que Derrida, dans sa critique de Deleuze et de Schelling, se réfère à ce fond comme fond indifférencié, comme Deleuze semble le faire lui-même, évoquant un fond morne, passif… Mais si l’on continue la lecture de Différence et répétition, Deleuze semble reprendre la question de la bêtise pour finalement s’en débarrasser et la déborder par celle de l’individuation (DR p 353) :
« Le cogito est-il une bêtise ? (ici le cogito serait le propre de l’homme, et on pourrait tourner la phrase autrement et dire, la bêtise est-elle le propre de l’homme ? Deleuze continue) C’est nécessairement un non-sens, dans la mesure où cette proposition prétend se dire, elle-même et son sens. Mais c’est aussi un contresens dans la mesure où la détermination Je pense prétend porter immédiatement sur l’existence indéterminée Je suis, sans assigner la forme sous laquelle l’indéterminé est déterminable. »
Et c’est quelques paragraphes plus loin qu’on va comprendre comment Deleuze déplacerait cette problématique du sans fond évoqué jusque-là par Schelling par exemple, qui appartiendrait en réalité à la pensée nihiliste de la représentation, à la forme homme :
« La représentation, surtout quand elle s’élève à l’infini, est parcourue d’un pressentiment du sans fond. Mais parce qu’elle s’est rendue infinie pour prendre sur soi la différence, elle représente le sans fond comme un abîme tout à fait indifférencié, un universel sans différence, un néant noir indifférent. C’est que la représentation a commencé par lier l’individuation à la forme du Je, et à la matière du Moi. » (DR 353, 354)
On retrouve une analyse similaire par Derrida dans La bête et le souverain I p 204 : « la bêtise selon cette nomenclature cartésienne serait au croisement de la finitude de l’entendement et de l’infini de la volonté ; la précipitation à juger, l’excès de volonté sur l’entendement étant le propre de l’homme et conduisant à la bêtise […] Cela, Deleuze ne le dit pas » !
Mais Deleuze dit qu’on a une représentation, d’une part qui s’élève à l’infini et pressent le sans fond – ne serait-ce pas l’infini de la volonté dont parle Derrida ? Derrida ajoute en effet « ce que Deleuze dit du rapport de la bêtise à une certaine profondeur abyssale du fond n’est peut-être pas sans rapport avec ce que je viens de suggérer » Donc Derrida laisse entendre que Deleuze le dit même s’il ne le dit pas. Et d’autre part, Deleuze parle d’une représentation qui limite l’individuation dans la forme du Je et la matière du Moi – ne serait-ce pas la finitude de l’entendement ? dont parle Derrida.
Tout ça pour dire que Deleuze aurait aussi bien cerné la problématique. Si l’on reprend la suite de la citation précédente de Deleuze sur le sans fond :
« […] On le voit encore chez Schelling, chez Schopenhauer, ou même dans le premier Dionysos, celui de la Naissance de la tragédie : leur sans fond ne supporte pas la différence. […] L’individuation comme différence individuante n’est pas moins un ante-Je, un ante-moi, que la singularité comme détermination différentielle n’est préindividuelle. […] quel pressentiment de différences fourmillant dans notre dos, combien ce noir est différencié et différenciant, bien que non identifié, non individué ou à peine, combien de différences et de singularités se distribuent comme autant d’agressions, combien de simulacres se lèvent dans cette nuit devenue blanche pour composer le monde du « on » et du « ils ».) Que le sans fond soit sans différence, alors qu’il en fourmille, c’est l’illusion limite, l’illusion extérieure de la représentation, qui résulte de toutes les illusions internes. Et qu’est-ce que les idées, avec leur multiplicité constitutive, sinon ces fourmis qui entrent et sortent par la fêlure du Je ? » (DR 353, 354)
Deleuze va construire son concept de différen t/c iation à partir de cette problématique de d’individuation et du sans fond.
« […] on dira que l’idée s’actualise par différenciation. Pour elle, s’actualiser, c’est se différencier. En elle-même et dans sa virtualité, elle est donc tout à fait indifférenciée. Pourtant, elle n’est nullement indéterminée : elle est, au contraire, complètement différentiée. » (DR p 358)
Différentiée avec un t, et indifférenciée avec un c, c’est la multiplicité des différences qui fourmillent dans notre dos, dans le sans fond qui, s’il est fond indifférencié, est également un fond différentié.
A partir de cette individuation débordant la forme homme, éviterions-nous alors l’opposition de l’homme de et de l’animal ?
Derrida serait-il passé à côté de la tentative de Deleuze de déborder la pensée de la recognition et de « déconstruire » à sa manière la forme homme ? Aurait-il finalement lu trop vite Différence et répétition ?
Pourtant, Derrida va faire comme s’il suivait Deleuze également dans un langage proche de ce dernier :
BS p 246 « Si on ne veut pas invoquer l’autorité et la discursivité freudiennes, il suffit d’admettre que le vivant est divisible et constitué d’une multiplicité d’instances, de forces et d’intensités différentes et parfois en tension, voire en contradiction. Je me sers à dessein, en parlant de différentiel d’intensités et de forces, d’un langage de style nietzschéen plus acceptable par Deleuze. Mais vous voyez bien que tout se joue autour de cette ego-logique du Je et du Moi. »
Derrida aurait-il bien compris que Deleuze ne repart pas d’un fond indifférencié ? Et pourtant il continuerait à le placer dans la même position que Schelling avec cette problématique du Je et du Moi alors que Deleuze s’en démarque, et parle du « on » ou du « ils », de la fêlure du « Je ».
Encore une fois, ce qui est étrange, c’est que Deleuze cherche à déborder la représentation et la forme homme, au nom d’un inconscient différentiel et qu’il semble compliqué de penser qu’il en resterait à une logique de la liberté et de la conscience. Quel est l’un des objectifs du séminaire La Bête et le souverain de Derrida, en parlant de la fable de la souveraineté ? Ne serait-il pas également de déplacer les coordonnées de la représentation, d’un soi-disant monde qui nous laisserait penser que le souverain a un fondement, ce même fondement qui donne son assise au Je, au Moi, pensée de la recognition fondée sur un savoir, que Deleuze cherche également à déborder ?
Comment se fait-il que Derrida se confronte à Deleuze, ne partagent-ils pas des positions communes en passant par des cheminements différents, comme Derrida le disait lui-même à la mort de Deleuze ?
(…)