Archive de la catégorie ‘Bêtise’

Derrida et Deleuze, faire la différence. Ou quand une déconstruction déconstruit l’autre (2/3)

Vendredi 11 juillet 2014

Préambule / 1 ère partie / 2 ème partie3 ème partie

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(suite)

Notons un autre angle d’attaque de Derrida sur cette question de la psychanalyse et des devenirs-animaux chez Deleuze et Guattari qui rejoint celui que nous allons traiter maintenant. Lorsque Deleuze écrit que la psychanalyse a souvent rencontré la question des devenirs-animaux de l’homme,  Derrida précise :

« pour Deleuze quand il dispute la psychanalyse à ce sujet, il s’agit toujours seulement de l’homme, de devenir-animal de l’homme, autrement dit du devenir anthropomorphiquement animal de l’homme, et non de l’animal et de la bête, si on peut dire, eux-mêmes ». (BS p 196)

Donc Deleuze resterait enferré dans une thèse qui appartiendrait au discours logocentrique qui sacrifice l’animal tout en défendant la cause de l’animal pour l’homme, mais en laissant l’animal de côté.

 2. La bêtise comme propre de l’homme, et la problématique de l’individuation

Ce qui rejoindrait la critique de Derrida, lorsqu’il cite Deleuze dans Différence et répétition, où Deleuze donne une définition de la bêtise en tant qu’elle serait le propre de l’homme puisqu’elle exclurait l’animal :

« La bêtise n’est pas l’animalité. L’animal est garanti par des formes spécifiques qui l’empêchent d’être bête » (BS p 211).

Derrida le cite encore pour préciser la problématique du fond :

« La bêtise n’est pas le fond ni l’individu, mais bien ce rapport où l’individuation fait monter le fond sans pouvoir lui donner forme. » (DR p 197)

« Or les animaux sont en quelque sorte prémunis contre ce fond, par leurs formes explicites. »  (BS p 211).

Or, on peut s’interroger quand Deleuze écrit dans Différence et répétition :

« Cet indéterminé, ce sans fond, c’est aussi bien l’animalité propre à la pensée, la génitalité de la pensée : non pas telle ou telle forme animale, mais la bêtise. » (DR p 351)

Donc, l’animalité propre à la pensée serait la bêtise. Alors qu’on vient de voir que la bêtise n’est pas l’animalité. L’animalité serait l’indéterminé du fond sans fond qui remonte à la surface, et l’animal en serait prémuni par ses formes explicites ? L’animalité propre à la pensée de la forme homme exclurait donc l’animalité dans sa forme animale, car cette dernière disposerait de formes explicites que l’homme n’a pas, ce dernier étant en rapport avec le sans fond ? On retrouverait les prémisses de la critique derridienne du devenir-animal anthropomorphique de l’homme.

Et, comme on l’a déjà cité, Derrida va croiser plus tard la question de la bêtise des psychanalystes et de la bêtise comme propre de l’homme qui exclurait l’animal à partir de l’argument que nous venons de voir : l’acte d’accusation de bêtise s’en prend à une conscience souveraine qui dénie le rôle de l’inconscient. Or, pour Derrida, la résistance et l’inconscient feraient que l’homme, comme l’animal, aurait lui aussi des formes d’individuation explicites (BS p 245) :

« J’ai dit pourquoi il m’était longtemps difficile de rire avec eux (concernant la psychanalyse). Car inversement pourquoi ne pas reconnaître que l’homme, en tant qu’il a aussi des formes d’individuation explicites, se prémunit aussi, en quelque sorte, contre le fond sans fond, et dans cette mesure du moins, ignorerait comme l’animal, la bêtise pure. »

Derrida interprète la position deleuzienne à partir de Schelling lorsqu’il parle du fond originaire (Urgrund) ou non-fond (Un-grund) comme absolu indifférencié qui précèderait les principes d’identité et d’opposition, Schelling également cité par Deleuze dans Différence et répétition comme le rappelle Derrida (BS p 214) :

« Dans la logique Schellingienne, aussi bien que deleuzienne, l’homme prend forme sur ce fond en gardant avec lui un rapport (libre, c’est la liberté) qui serait refusé aux animaux. » (BS P 212)

C’est cette liberté que met en question Derrida et qui lui fait dire que Deleuze reste un philosophe très classique lorsqu’il parle de la bêtise en référence à Schelling. Or, si on se reporte à Différence et répétition, tout l’enjeu de cet ouvrage de Deleuze est de dépasser la forme « homme » et la pensée de la recognition. Et il va passer par Nietzsche pour déborder cette logique schellingienne. Deleuze est très clair, il s’agit de basculer sur une pensée de l’individuation :

« Elle (La bêtise) est possible en vertu du lien de la pensée avec l’individuation. Ce lien est beaucoup plus profond que celui qui apparaît dans le Je pense ; [...] Car le Je ou le Moi ne sont peut-être que des indices d’espèce : l’humanité comme espèce et parties. Sans doute l’espèce est-elle passée à l’état implicite dans l’homme ; si bien que le Je comme forme peut servir de principe universel à la recognition et à la représentation, tandis que les formes explicites sont seulement reconnues par lui, et que la spécification n’est que la règle d’un des éléments de la représentation. [...] L’individuation au contraire n’a rien à voir avec la spécification, même prolongée. Non seulement elle diffère en nature de toute spécification, mais […] elle la rend possible et la précède. Elle consiste en champs de facteurs intensifs fluents qui n’empruntent pas davantage la forme du Je ni du Moi. L’individuation comme telle, opérant sous toutes les formes,  n’est pas séparable d’un fond pur qu’elle fait surgir et qu’elle traîne avec soi. »  (DR p 197)

On a vu que Derrida, dans sa critique de Deleuze et de Schelling, se réfère à ce fond comme fond indifférencié, comme Deleuze semble le faire lui-même, évoquant un fond morne, passif… Mais si l’on continue la lecture de Différence et répétition, Deleuze semble reprendre la question de la bêtise pour finalement s’en débarrasser et la déborder par celle de l’individuation (DR p 353) :

« Le cogito est-il une bêtise ? (ici le cogito serait le propre de l’homme, et on pourrait tourner la phrase autrement et dire, la bêtise est-elle le propre de l’homme ? Deleuze continue) C’est nécessairement un non-sens, dans la mesure où cette proposition prétend se dire, elle-même et son sens. Mais c’est aussi un contresens dans la mesure où la détermination Je pense prétend porter immédiatement sur l’existence indéterminée Je suis, sans assigner la forme sous laquelle l’indéterminé est déterminable. »

Et c’est quelques paragraphes plus loin qu’on va comprendre comment Deleuze déplacerait cette problématique du sans fond évoqué jusque-là par Schelling par exemple, qui appartiendrait en réalité à la pensée nihiliste de la représentation, à la forme homme :

« La représentation, surtout quand elle s’élève à l’infini, est parcourue d’un pressentiment du sans fond. Mais parce qu’elle s’est rendue infinie pour prendre sur soi la différence, elle représente le sans fond comme un abîme tout à fait indifférencié, un universel sans différence, un néant noir indifférent. C’est que la représentation a commencé par lier l’individuation à la forme du Je, et à la matière du Moi.  » (DR 353, 354)

On retrouve une analyse similaire par Derrida dans La bête et le souverain I p 204 : « la bêtise selon cette nomenclature cartésienne serait au croisement de la finitude de l’entendement  et de l’infini de la volonté ; la précipitation à juger, l’excès de volonté sur l’entendement étant le propre de l’homme et conduisant à la bêtise […] Cela, Deleuze ne le dit pas » !

Mais Deleuze dit qu’on a une représentation, d’une part qui s’élève à l’infini et pressent le sans fond – ne serait-ce pas l’infini de la volonté dont parle Derrida ? Derrida ajoute en effet « ce que Deleuze dit du rapport de la bêtise à une certaine profondeur abyssale du fond n’est peut-être pas sans rapport avec ce que je viens de suggérer » Donc Derrida laisse entendre que Deleuze le dit même s’il ne le dit pas. Et d’autre part, Deleuze parle d’une représentation qui limite l’individuation dans la forme du Je et la matière du Moi – ne serait-ce pas la finitude de l’entendement ? dont parle Derrida.

Tout ça pour dire que Deleuze aurait aussi bien cerné la problématique. Si l’on reprend la suite de la citation précédente de Deleuze sur le sans fond :

« […] On le voit encore chez Schelling, chez Schopenhauer, ou même dans le premier Dionysos, celui de la Naissance de la tragédie : leur sans fond ne supporte pas la différence. […] L’individuation comme différence individuante n’est pas moins un ante-Je, un ante-moi, que la singularité comme détermination différentielle n’est préindividuelle. […] quel pressentiment de différences fourmillant dans notre dos, combien ce noir est différencié et différenciant, bien que non identifié, non individué ou à peine, combien de différences et de singularités se distribuent comme autant d’agressions, combien de simulacres se lèvent dans cette nuit devenue blanche pour composer le monde du « on » et du « ils ».) Que le sans fond soit sans différence, alors qu’il en fourmille, c’est l’illusion limite, l’illusion extérieure de la représentation, qui résulte de toutes les illusions internes. Et qu’est-ce que les idées, avec leur multiplicité constitutive, sinon ces fourmis qui entrent et sortent par la fêlure du Je ? » (DR 353, 354)

Deleuze va construire son concept de différen t/c iation à partir de cette problématique de d’individuation et du sans fond.

« […] on dira que l’idée s’actualise par différenciation. Pour elle, s’actualiser, c’est se différencier. En elle-même et dans sa virtualité, elle est donc tout à fait indifférenciée. Pourtant, elle n’est nullement indéterminée : elle est, au contraire, complètement différentiée. » (DR p 358)

Différentiée avec un t, et indifférenciée avec un c, c’est la multiplicité des différences qui fourmillent dans notre dos, dans le sans fond qui, s’il est fond indifférencié, est également un fond différentié.

A partir de cette individuation débordant la forme homme, éviterions-nous alors l’opposition de l’homme de et de l’animal ?

Derrida serait-il passé à côté de la tentative de Deleuze de déborder la pensée de la recognition et de « déconstruire » à sa manière la forme homme ? Aurait-il finalement lu trop vite Différence et répétition ?

Pourtant, Derrida va faire comme s’il suivait Deleuze également dans un langage proche de ce dernier :

BS p 246 « Si on ne veut pas invoquer l’autorité et la discursivité freudiennes, il suffit d’admettre que le vivant est divisible et constitué d’une multiplicité d’instances, de forces et d’intensités différentes et parfois en tension, voire en contradiction. Je me sers à dessein, en parlant de différentiel d’intensités et de forces, d’un langage de style nietzschéen plus acceptable par Deleuze. Mais vous voyez bien que tout se joue autour de cette ego-logique du Je et du Moi. »

Derrida aurait-il bien compris que Deleuze ne repart pas d’un fond indifférencié ? Et pourtant il continuerait à le placer dans la même position que Schelling avec cette problématique du Je et du Moi alors que Deleuze s’en démarque, et parle du « on » ou du « ils », de la fêlure du « Je ».

Encore une fois, ce qui est étrange, c’est que Deleuze cherche à déborder la représentation et la forme homme, au nom d’un inconscient différentiel et qu’il semble compliqué de penser qu’il en resterait à une logique de la liberté et de la conscience. Quel est l’un des objectifs du séminaire La Bête et le souverain de Derrida, en parlant de la fable de la souveraineté ? Ne serait-il pas également de déplacer les coordonnées de la représentation, d’un soi-disant monde qui nous laisserait penser que le souverain a un fondement, ce même fondement qui donne son assise au Je, au Moi, pensée de la recognition fondée sur un savoir, que Deleuze cherche également à déborder ?

Comment se fait-il que Derrida se confronte à Deleuze, ne partagent-ils pas des positions communes en passant par des cheminements différents, comme Derrida le disait lui-même à la mort de Deleuze ?

(…)

Derrida et Deleuze, faire la différence. Ou quand une déconstruction déconstruit l’autre (1/3)

Mardi 8 juillet 2014

Préambule / 1 ère partie2 ème partie3 ème partie

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Notes de travail lues au cours de la journée d’étude du 14 juin 2014 du groupe Lire – travailler Derrida 

Introduction

Dans le séminaire La Bête et le souverain [1], Derrida repart sur les traces de Deleuze lorsque ce dernier fait usage du mot bêtise, notamment pour se moquer des psychanalystes. J’ai cherché à comprendre quelques-unes des raisons pour lesquelles (il y en aurait plusieurs), Derrida trouve une nécessité à « déconstruire » la pensée deleuzienne sur ce point, lui qui s’est déclaré si proche de Deleuze à la mort de ce dernier:

«  […] Depuis le début, tous ses livres (mais d’abord le Nietzsche, Différence et répétition, Logique du sens) ont été pour moi non seulement de fortes provocations à penser, bien sûr, mais chaque fois l’expérience troublante, si troublante, d’une proximité ou d’une affinité presque totale dans les « thèses », si on peut dire, à travers des distances trop évidentes dans ce que je nommerais, faute de mieux, le « geste », la « stratégie », la « manière »: d’écrire, de parler, de lire peut-être. Pour ce qui regarde, mais le mot ne convient pas, les « thèses », donc et notamment celle qui concerne une différence irréductible à l’opposition dialectique, une différence « plus profonde » qu’une contradiction (Différence et répétition), une différence dans l’affirmation joyeusement répétée (« oui, oui »), la prise en compte du simulacre, Deleuze reste sans doute, malgré tant de dissemblances, celui dont je me suis toujours jugé le plus proche parmi tous ceux de cette « génération ». Je n’ai jamais senti la moindre « objection » s’annoncer en moi, fût-ce virtuellement, contre aucun de ses discours, même s’il m’est arrivé de murmurer contre telle ou telle proposition de l’Anti-œdipe  ou peut-être contre l’idée que la philosophie consiste à « créer » des concepts. Je voudrais essayer un jour de m’expliquer au sujet d’un tel accord sur le « contenu » philosophique quand ce même accord n’exclut jamais tous ces écarts que je ne sais pas, aujourd’hui encore, nommer ou situer. (Deleuze avait accepté l’idée de publier un jour un long entretien improvisé entre nous à ce sujet et puis nous avons dû attendre, trop attendre.) […] »[2]

A défaut de cet entretien, j’ai essayé d’éclaircir certains de ces écarts[3], plutôt à partir de la perspective de Derrida, puisqu’il a survécu à Deleuze, et qu’il a fini par préciser quelques-unes de ses positions, notamment dans le séminaire en question que nous avons étudié cette année.

1. Les bêtises des psychanalystes

Ne pourrait-il pas s’avérer que certaines de nos oppositions entretiennent une posture soi-disant radicale qui pourrait aussi bien nourrir notre impuissance ?

La critique célèbre dans L’Anti-œdipe [4] de Deleuze et Guattari publiée en 1972 consiste à montrer comment les psychanalystes en reterritorialisant les sujets sur des codes œdipiens rateraient leur véritable désir, c’est-à-dire les devenirs-animaux de l’homme, vont-ils ajouter en 1980 dans Mille plateaux, à partir de l’exemple de l’homme aux loups cité par Derrida dans son séminaire où il offre l’hospitalité à Deleuze et Guattari en citant de longs passages de leurs textes (BS p 104, 105 ; 196, 197, 199, 201).

Mais Derrida précise : lorsque Deleuze (et Guattari ?) : « se rit de la psychanalyse quand elle parle des animaux, il s’en rit, comme il le fait souvent, parfois un peu vite, et non seulement il s’en rit mais il dit, ce qui est plus drôle, que les animaux eux-mêmes en rient. » (BS p 104)

Double posture de Derrida. D’une part, il partage leur critique et se réjouit avec Deleuze et Guattari du rire des animaux, Derrida ayant lui-même débordé les codes œdipiens dans Fors, préface au livre qu’Abraham et Torok avaient consacré à l’homme aux loups, et Derrida précise dans le séminaire (BS p 200) que sa critique remonte quant à elle à 1975 et est antérieure à Mille plateaux (et on a vu précédemment dans le séminaire avec Agamben que cette façon de se positionner comme le premier est un acte de souveraineté). Il prend parti pour Deleuze-Guattari tout en se posant comme celui qui viendrait avant eux sur cet exemple de l’homme aux loups, et dans le même mouvement, autre acte déconstructif et en même temps souverain, il en profite pour attaquer Lacan en citant Deleuze qui « vient de dire que Lacan a hérité pour l’accroître le capital des bêtises de Freud dans la violente domestication et paternalisation psychanalytique de l’homme aux loups ».

Mais Derrida, s’il rit avec eux contre certaines interprétations œdipiennes, il ne partage pas avec eux leur rire contre la psychanalyse. Il le répète (BS p 245) :

« Si drôle et parfois si salutaire que soit la vigilance ironique et sarcastique de Deleuze ou Deleuze et Guattari à l’endroit de la psychanalyse, j’ai dit pourquoi il m’est difficile de rire longtemps avec eux. »

Derrida cite Deleuze-Guattari (BS p 196) :

« Nous voulons dire une chose simple sur la psychanalyse : elle a souvent rencontré, et dès le début, la question des devenirs-animaux de l’homme. […] le moins qu’on puisse dire est que les psychanalystes n’ont pas compris, ou qu’ils n’ont voulu ne pas comprendre. »

Pour Derrida, la bêtise résiste comme l’inconscient :

« Deleuze insinue ainsi que tous ces psychanalystes ont dénié comprendre, ont fait comme s’ils ne comprenaient pas, ont voulu ne pas comprendre ce que, par conséquent, ils comprenaient fort bien et avaient intérêt à ne pas assumer, avouer, déclarer ce qu’ils comprenaient, ce qu’ils comprenaient qu’ils comprenaient et voulaient encore ne pas comprendre, faire comme s’ils ne comprenaient pas, ce qui est donc plus un symptôme qu’une simple non-connaissance ou un simple non-savoir : c’est une méconnaissance symptomatique sur fond de connaissance inconsciente. » (BS p196)

Derrida retrouve dans le geste deleuzo-guattarien de Mille plateaux une continuité avec L’Anti-Œdipe qui portait déjà l’idée d’un vol, d’une simulation, d’une tromperie en reprenant la plainte d’Artaud :

« […] un réquisitoire contre Freud qui est en somme accusé non pas de croire en ce qu’il disait et qui constitue une machine à laquelle il fait semblant de croire, mais d’avoir tout fait (et la condamnation est ici éthique et politique), d’avoir donc tout fait pour faire croire au patient ce que la psychanalyse lui disait et voulait lui faire souscrire. Le faire sous-signer  d’une autre nom,  d’un nom autre que le sien, de son nom devenu nom d’un autre, nom du père, […] là où le nom tout neuf qu’il s’était fait lui était en somme volé, […], dans un style et une logique de plainte et de contre-réquisitoire, qui n’est pas loin de ressembler à celle d’Artaud contre le vol de son propre, de son nom propre, et son corps propre – supposé sans organes). Ce qui signifie que lesdites « bêtises de la psychanalyse ne sont pas seulement des indigences de savoir, […] mais des violences éthiques, des machines, à leur tour, et des machines de guerre, d’assujettissement […] » (BS p199)

On peut noter que Deleuze problématise lui-même le vol dans Différence et répétition (DR p 258) :

« Aussi bien les Idées qui découlent des impératifs, loin d’être les propriétés ou attributs d’une substance pensante, ne font qu’entrer et sortir par cette fêlure du Je, qui fait toujours qu’un autre pense en moi, qui doit être lui-même pensé. Ce qui est premier dans la pensée, c’est le vol. »

C’est donc une position assumée par Deleuze. Mais le vol défendu par Deleuze est l’immixtion inconsciente de l’autre en moi qui prend la place, tandis que le vol des psychanalystes relèverait d’un forçage, voire un matraquage  qui dénierait la place de cet autre, de ce voleur, peut-être même une opération de police contre ce vol pour rétablir le nom officiel du propriétaire du patronyme. Or le vol étant également la chance de l’évènement et de la rencontre, le mode de l’évènement, pour Deleuze, il y aurait eu vol du vol, et cet autre vol serait l’objet d’une accusation.

Il n’en reste pas moins que Derrida insiste auprès des auteurs des machines désirantes sur l’aspect machinique de la résistance de la psychanalyse devenue une machine de guerre qui assujettit. Or, lutte-t-on contre une machine en lui opposant frontalement une machine alternative au risque de générer un durcissement ? Ne faut-il pas tenter d’inventer une autre machination ?

La bêtise résiste comme l’inconscient, et c’est les stratégies d’opposition que déconstruirait Derrida en allant chercher Deleuze sur le terrain de la bêtise, comme si Deleuze et Guattari attribuaient encore une souveraineté inentamée aux psychanalystes. Car, qui est bête ? Qui ou quoi ?

« Dès lors, pour ne pas oublier notre problème de la bête et du souverain, si le souverain c’est toujours l’instance d’un Moi Je, d’un sujet disant moi Je, voire nous, une première personne, et supposé décider librement, souverainement, supposé faire la loi, répondre, répondre de soi, dominer le reste de la vie psychique (consciente et inconsciente), alors qui est bête ? Ou quoi ? Moi ou ça ? A qui, à quoi revient la bêtise ? » (BS p 246)

Deleuze et Guattari laissent entendre que les psychanalystes étaient les mieux placés pour savoir ce qu’il en est de l’inconscient, et leurs interprétations sont d’autant plus bêtes de passer à côté du désir en l’enchaînant à Œdipe. Derrida répond qu’à partir du moment où l’on prend en compte l’inconscient, on ne peut plus travailler à partir d’une plainte ou d’un reproche qui s’adresserait à une conscience souveraine, et qu’il faut compliquer l’opération critique.

Pourquoi ne pas simplement prendre leur parti ? Si Derrida salue le geste déconstructif d’une pensée qui s’élève contre une pratique qui génère de la violence contre les sujets qu’elle n’écoute pas, il refuse sans doute de tracer une ligne de démarcation stricte avec un champ (comme la psychanalyse) qu’il estime perfectible, considérant qu’on ne défait pas une position sans une autre stratégie que la confrontation directe.

C’est tout l’objet de la déconstruction, d’une politique de l’auto-immunité où il s’agirait de déplacer des pièces pour entraîner un changement de coordonnées à l’intérieur même du champ, et en évitant ce qui pourrait générer de la résistance et aller à l’encontre d’une possibilité d’ouverture.

Pourtant, dans L’Anti-œdipe, Deleuze et Guattari précisent bien qu’ils ne s’opposent pas à la psychanalyse, mais que le changement qu’ils attendent nécessite une psychanalyse transformée en schizo-analyse qui partirait du processus schizophrénique, des lignes de fuite plutôt que de la névrose et des codes œdipiens :

« Nous croyons au contraire à la possibilité d’une réversion interne, qui fait de la machine analytique une pièce indispensable de l’appareil révolutionnaire » (AO p 97).

Serait-ce, étant donné la virulence de la charge contre la psychanalyse, et pour reprendre Derrida, une de leurs dénégations crispées tel qu’il l’aurait écrit : « l’Anti-Œdipe est un très mauvais livre (confus, plein de dénégations crispées, etc.) »[5]

Laissons en suspens cette question et poursuivons le cheminement de Derrida.


[1] J. Derrida, Séminaire La bête et le souverain V1, Galilée, 2008.

[2] « Il me faudra errer tout seul », J. Derrida, 1995, Libération.

[3] On peut également se reporter au numéro 81 de Chimères, Bêt(is)es, 2014, notamment avec l’entretien de Jean-Clet Martin, Deleuze et Derrida, ce n’est pas le même mouvement, ainsi que les articles de René Major, etc.

[4] Gilles Deleuze & Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Editions de Minuit, 1972.

[5] d’après un article de Libération où Benoit Peeters est cité, 2010 : Derrida parmi les siens

Bêtise, marasme de la gauche et déni de la pulsion de pouvoir (Préambule)

Dimanche 6 juillet 2014

Préambule 1 ère partie / 2 ème partie3 ème partie

J’avais été prévenu, j’allais être contaminé (c’est déjà je qui parle, ça promet).

A travailler sur la bêtise, combien d’illustres prédécesseurs en avaient fait l’expérience, l’avaient ressenti et même formulé, à commencer par Flaubert victime de son célèbre duo qu’il avait répandu dans le décor : « Bouvard et Pécuchet m’emplissent à tel point que je suis devenu eux ! Leur bêtise est mienne, et j’en crève ! », menace destinée aux imprudents qui oseraient retenter l’aventure.

Se jeter à corps perdu dans la bataille (cette drôle de manie de vouloir en découdre tout le temps), ouvrir les questions du fond et du sans-fond, heureusement accompagné par des guides chevronnés, les plus audacieux et les plus solides (Deleuze et Derrida donc), deux guides qui ont laissé des traces de leur pas et de nombreuses balises sur ce territoire au sol incertain, où se dissimulent tant d’abîmes et de sables mouvants, et qu’ils ont parcouru de long en large (et bien sûr en travers).

Et une fois de retour (étais-je vraiment parti ? en revient-on jamais ?), se sentir détenteur d’un savoir en plus, d’un petit bout de clarté attrapé en plein cœur des ténèbres (mon petit côté fin XIXème), avance ô combien dérisoire, et qu’on insiste à balader dans le décor comme une luciole fragile cachée entre nos mains, qu’on découvre à quelques compagnons pressentis, à s’assurer que leurs yeux reflètent cette même lueur minuscule, inestimable vérité, comme si cette métaphore lumineuse n’était pas aussi usée que la croyance en ce pas décisif vers une résolution.

Et une fois l’énigme résolue (voyez comme la bêtise insiste), c’est un souffle qui renouvelle le paysage. Regarde bien, ne sens-tu pas cette douce fraîcheur qui glisse sur tes joues ? Avoue ! Ose me dire que tu ne respires pas mieux ! (eh oui, jusque-là encore, et toujours la même violence démonstrative)

Ne fallait-il pas profondément être bête (mais qui est bête, dirait l’autre, ça ou moi ?), ne fallait-il pas profondément être bête et plus bête encore à vouloir transformer cette aventure en thèse ? D’autant que ce supposé savoir (en plus ? de trop ?) invalidait jusqu’à la forme tranchée de ce mode d’affirmation.

Préalable, frapper à la porte des institutions, des écoles doctorales en philosophie, où les budgets s’amenuisent d’année en année, et où les rares directeurs de thèse croulent sous la charge magistrale des travaux de tous ces échoués du temps qui misent leur vie sur cette perversion défraîchie.

Une fois que deux ou trois interlocuteurs dûment habilités vous proposent leur accompagnement dans le cadre de l’université, cette vieille dame sérieuse et digne qui détient le pouvoir de légitimer vos recherches,  plusieurs cas de figures se dessinent. (…)

Trouver le moyen de les (de se faire) éconduire, de signifier la mise au rancart d’une institution délabrée dont les murs risquent de vous tomber sur la tête.

Quelle inspiration perfide m’a donc traversé et transi (Heidegger, sors de ce corps !), que je me sente dévolu à ce délire messianique partagé par tous ces prophètes ratés (tous les apprentis thésards sans doute) qui se croyaient élus, et que l’histoire (enfin, ce qu’il en reste, bref des décombres) a fort heureusement balayé pour leur plus grand nombre sans laisser la moindre trace (quant aux autres, nous ne les aimons plus qu’en fragments pour leur plus grande chance, et même la nôtre).

J’ai fait du porte à porte, dénichant des interlocuteurs potentiels, des spécialistes du champ que j’investissais, et après un premier mail timide qui demandait l’autorisation d’ouvrir le jeu, je dévoilais ce que j’appelais « mon intuition » :

L’intuition de ce travail serait de cet ordre : il y aurait un lien entre le marasme de la gauche actuelle et le déni de la pulsion de pouvoir. Or la psychanalyse, et notamment Deleuze-Guattari et Derrida (plutôt que les institutions psychanalytiques elles-mêmes dupes de cette pulsion de pouvoir), auraient dû conduire à des traductions de leurs concepts dans le domaine juridico-politique afin de déconstruire la vieille souveraineté qui encadre encore l’Etat Nation et la notion de sujet juridique aujourd’hui. Il n’existerait pourtant pas de courant, à ma connaissance, qui travaillerait autour de cette problématique.

Il s’agirait d’interroger les positions politiques en termes de pulsion de pouvoir, de résistance et d’auto-immunité en partant d’un cas précis : la résistance de la psychanalyse à la critique deleuzo-guattarienne avec en parallèle, la résistance deleuzo-guattarienne à la pulsion de pouvoir (tel que je l’analyse à partir du dernier séminaire de Derrida sur la question de la bêtise, La bête et le souverain, Galilée, 2008). 

En essayant d’éclaircir des résistances dans des champs ou chez des auteurs qui n’auraient pas dû être dupes des jeux de l’inconscient pourtant au cœur de leurs pensées, l’objectif serait peut-être de proposer d’autres machinations politiques qui prendraient en compte la pulsion de pouvoir.

La pharmacie de Platon, un Anti-Œdipe avant l’Anti-Œdipe

Lundi 7 avril 2014

Cet extrait est tiré de l’article « Le collectif commence seul, c’est-à-dire à plusieurs » (E. Jabre) qu’on peut retrouver dans Bêt(is)es, le numéro 81 de Chimères 

« [...]

« Quand Lacan fait dire à la chose « Moi, la vérité, je parle », cette chose est une tradition, une énorme racine à laquelle les hommes et les femmes sont assujettis. Elle parle et de quoi parle-t-elle? D’elle-même. Comme toutes les voix, elle s’entend parler. Elle se reproduit comme pratique, éthique et institution à travers la parole. L’authenticité de la parole pleine y est garantie par la voix du père et la logique du signifiant. Pour Freud comme pour Lacan, il n’y a qu’une libido et elle est nécessairement masculine. Il ne peut pas y avoir de différence entre l’homme et la femme, car il n’y a qu’une raison, la raison, qui a toujours raison pour la simple raison qu’elle s’entend (auto-affection).»[1]

Derrida s’en prend à cette position à travers de nombreux textes qui visent entre autres Freud, Lacan, et Platon. La pharmacie de Platon[2] serait d’ailleurs une sorte d’Anti-Œdipe qui précède L’Anti-Œdipe[3] de Deleuze et Guattari, et qui déconstruit la logique lacanienne du signifiant à partir de la question de l’écriture. D’après l’analyse de Derrida, Socrate dans Phèdre déconsidère l’écriture, un « pharmakon » qui, en voulant suppléer au logos, appartiendrait à la mauvaise répétition, une répétition morte, incapable de répondre de soi-même contrairement à la parole. L’écriture est délaissée par le père, orpheline, elle ne peut pas se défendre :

« Le logos est issu d’un père. […] L’écriture n’est pas un ordre de signification indépendant, c’est une parole affaiblie, point tout à fait une chose morte : un mort-vivant, une vie en sursis, une vie différée, un semblant de souffle ; […] Courant les rues, il ne sait même pas qui il est, quelle est son identité, s’il en a une, et un nom, celui de son père. […] Il répète la même chose lorsqu’on l’interroge à tous les coins de rue, mais il ne sait plus répéter son origine. […] Lui-même déraciné, anonyme, sans attache avec son pays et sa maison, ce signifiant presque insignifiant est à la disposition de tout le monde. […]. » [4]

Derrière ce réquisitoire contre l’écriture, Derrida débusque la métaphysique de la présence, de l’être-là, l’auto-affection par la parole, la volonté violente d’exclure la « différance » au nom de la vérité du père.

« L’être-là est toujours celui d’une parole paternelle. Et le lieu d’une patrie. L’écriture, le hors-la-loi, le fils perdu. » [5]

Derrida défend alors la « cause » de l’écriture en faisant appel à la notion de supplément, où l’écriture vient doubler la parole « vraie » sans qu’on ne puisse plus les opposer simplement l’une à l’autre :

« Le vrai et le non-vrai sont des espèces de la répétition. Et il n’y a de répétition possible que dans le graphique de la supplémentarité, ajoutant, au défaut d’une unité pleine, une autre unité qui vient la suppléer, étant à la fois assez la même et assez autre pour remplacer en ajoutant. […] C’est-à-dire qu’on ne peut pas plus les « séparer » l’une de l’autre, les penser à part l’une de l’autre, les « étiqueter », qu’on ne peut dans la pharmacie distinguer le remède du poison, le bien du mal, le vrai du faux, le dedans du dehors, le vital du mortel, le premier du second, etc. » [6]

Pourtant, dans L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari, s’ils suivent Derrida (qu’ils ont lu, citant notamment La Grammatologie[7]), ne semblent considérer l’hypothèse derridienne qu’en partie :

« Il (Derrida) a raison encore de lier l’écriture et l’inceste. Mais nous n’y voyons aucun motif de conclure à la constance d’un appareil de refoulement sur le mode d’une machine graphique qui procèderait autant par hiéroglyphe que par phonèmes. » [8]

Il s’agit du bloc magique de Freud que Derrida reprend et qui décrirait l’appareil psychique comme une machine d’écriture qui peut « retenir tout en restant capable de recevoir ».

Et Deleuze et Guattari se lancent à leur tour dans un réquisitoire contre l’écriture sous un angle différent que celui employé par Platon, et qui vise cette fois à démonter le monde de la représentation et la loi du père. En soudant l’écriture au logos qui lie le désir au phallus et à la loi, ils n’envisagent l’écriture que du côté du despote en opposition au plan d’immanence :

« Le rabattement de la graphie sur la voix a fait sauter hors de la chaîne un objet transcendant […] et s’il le faut, on mettra le verset dans une bouteille remplie d’eau pure, on boira l’eau du verset […] L’écriture, premier flux déterritorialisé, buvable à ce titre :  il coule du signifiant despotique […] Le signifiant, c’est le signe devenu signe du signe, le signe despotique ayant remplacé le signe territorial […] Le signe devenu lettre. » [9]

Si logos, phallus, écriture et voix ont également partie liée chez Derrida[10], l’écriture tient également la position du hors-la-loi, de celui qui déjoue le lien au père, errant et abandonné, et la position de Deleuze-Guattari pourrait alors paraître trop tranchée. En effet, il semblerait que la scène de l’écriture se dédouble toujours comme Derrida l’analyse encore chez Freud :

« Derrida aura remarqué qu’en nous faisant la scène de l’écriture, Freud aura laissé la scène se dédoubler, se répéter et se dénoncer elle-même dans la scène. De cette lecture de Freud, l’écriture tout entière de Derrida et sa pensée de l’écriture porteront la trace, voire le concept d’architrace de l’effacement de l’origine. Tout aura commencé en se dédoublant et dans l’itérabilité. La signification sera toujours ambiguë, multiple et disséminée. Ce sera, avant la lettre, les premiers éléments d’une critique du structuralisme en psychanalyse et de la primauté, voire de l’impérialisme, du signifiant et de l’ordre symbolique tels qu’ils sont développés dans la conception lacanienne. » [11]

Dans leur « trahison » de Lacan, Deleuze et Guattari resteraient peut-être paradoxalement trop fidèles lorsqu’ils le (féli)citent d’avoir « reconduit le signifiant à la source, à sa véritable origine, l’âge despotique ». Pour Derrida, il ne s’agirait que d’une réduction phallogocentrique qui veut mettre à l’abri le signifiant par la voix, par la présence à soi. Deleuze et Guattari ne compliquent leur schéma qu’à partir de leur réflexion sur la machine d’écriture et la déterritorialisation qu’ils approfondissent chez Kafka[12], où il est question de faire fuir le signifiant vers un usage intensif de la langue[13].

Derrida, quant à lui, fait appel à la notion de trace qui déjoue la remontée à l’origine d’un signifiant transcendantal :

« La trace n’est pas seulement la disparition de l’origine, elle veut dire ici […] que l’origine n’a même pas disparu, qu’elle n’a jamais été constituée qu’en retour par une non-origine, la trace, qui devient ainsi l’origine de l’origine. Dès lors, pour arracher le concept de trace au schéma classique qui la ferait dériver d’une présence ou d’une non-trace originaire et qui en ferait une marque empirique, il faut bien parler de trace originaire ou d’archi-trace. Et pourtant nous savons que ce concept détruit son nom et que, si tout commence par la trace, il n’y a surtout pas de trace originaire. » [14]

La scène de l’écriture chez Deleuze/Guattari et Artaud

S’il y a la même dénonciation du phallogocentrisme chez Deleuze-Guattari et chez Derrida (vérité du phallus transcendant, la loi du père portée par la voix), la mise en cause de l’écriture par les auteurs de L’Anti-Œdipe ne serait pas sans similitude avec celle que Derrida relève dans le projet d’Artaud et son théâtre de la cruauté sur lequel s’appuient les deux philosophes pour lever le « mur de la représentation ».

Artaud est à la recherche d’une parole plus intense, celle-ci ayant été amoindrie par les mots qui ne sont que des signes et qui appartiennent à la logique de la représentation :

  « Le mot est le cadavre de la parole psychique et il faut retrouver avec le langage de la vie même, “la parole d’avant les mots”. » [15]  Comme la parole est malade, Artaud doit trouver un moyen de lui rendre la santé et l’intensité du sacré :

« Nous avons vu pour quelles raisons les hiéroglyphes devaient se substituer aux signes purement phoniques. Il faut ajouter que ceux-ci communiquent moins que ceux-là avec l’imagination du sacré. “Et je veux avec le hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré. ” » [16]

Derrida explore ce renversement entre les niveaux psychiques également chez Freud lorsque ce dernier analyse la scène du rêve où se superposent la parole issue de l’écriture alphabétique liée à la voix (logique de la représentation) et une écriture hiéroglyphique où se met en scène le théâtre de la cruauté de l’inconscient :

« En vérité, comme le fera Artaud, Freud visait alors moins l’absence que la subordination de la parole sur la scène du rêve. Loin de disparaître, le discours change alors de fonction et de dignité. Il est situé, entouré, investi (à tous les sens de ce mot), constitué. Il s’insère dans le rêve comme la légende des bandes-dessinées, cette combinaison picto-hiéroglyphique dans laquelle le texte phonétique est l’appoint, non le maitre du récit […] L’écriture générale du rêve déborde l’écriture phonétique et remet la parole à sa place. Comme dans les hiéroglyphes ou les rébus, la voix est circonvenue. » [17]

Quant à Deleuze et Guattari, s’ils font référence dans L’Anti-Œdipe à cet article de Derrida pour décrire l’interprétation psychanalytique comme un dispositif de décodage absolu qui se distingue de la simple création d’un nouveau code[18], ils reprennent à Artaud le motif de l’affaiblissement de la voix par la contamination des mots et de l’écriture[19]. Les mots prennent le dessus sur les corps :

« Dans la mesure où le graphisme est rabattu sur la voix (ce graphisme qui s’inscrivait naguère à même les corps), la représentation de corps se subordonne à la représentation de mots. » [20]

Alors que pour Deleuze et Guattari, dans la représentation territoriale qui précède le monde de la représentation et du signifiant :

« Tout est actif, agi, réagissant dans le système, tout est en usage et en fonction. […] la chaîne des signes territoriaux ne cesse de sauter d’un élément à un autre […] une manière de sauter qui ne se recueille pas dans un vouloir-dire, encore moins dans un signifiant. » [21]

Pour les auteurs de l’Anti-Œdipe, l’écriture serait alors du côté de la « simulation »[22]. C’est une forme de décadence, de nihilisme au sens nietzschéen.

Simulation du réel par le surcodage de l’écriture pour Deleuze-Guattari, quand Derrida utilise la notion de supplément qui double, ajoute, remplace, prolifère sans logique dialectique.

On peut s’étonner de l’emploi de cette notion de « simulation », quand on sait que Deleuze est également le penseur du simulacre, concept qu’il développe dans Simulacre et philosophie antique[23], et qu’il y cite même La pharmacie de Platon de Derrida contre le modèle platonicien de la représentation. Pour reprendre Deleuze dans cet article :

« La simulation, c’est le phantasme même, c’est-à-dire l’effet de fonctionnement du simulacre en tant que machinerie, machine dionysiaque. […] La simulation ainsi comprise n’est pas séparable de l’éternel retour ; car c’est dans l’éternel retour que se décident le renversement des icônes ou la subversion du monde représentatif. » [24]

Or, voilà que dans L’Anti-Œdipe, la simulation s’est mise au service du monde de la représentation qui, plutôt que d’être subverti par le simulacre, s’avère être lui-même issu d’un simulacre qui, au final, nous trompe. Le simulacre aurait été subverti par lui-même (un autre simulacre n’est jamais qu’un simulacre) en donnant lieu à la représentation.

Sans doute une des raisons pour laquelle Deleuze abandonne la notion de simulacre, encore trop lié au platonisme, pour celle de multiplicités[25].

Il n’en reste pas moins que la simulation laisse supposer qu’il y a eu malfaçon, vol, qu’un désir « authentique » a été piégé, qu’elle aurait produit la réalité à la place de l’autre réalité qui n’a pu avoir lieu. Ce vol, on en retrouve encore le schéma chez Artaud :

« Dieu est la fausse valeur  comme le premier prix de ce qui naît. Et cette fausse valeur devient la Valeur puisqu’elle a toujours doublé la vraie valeur qui n’a jamais existé ou, ce qui revient au même, n’a jamais existé qu’avant sa propre naissance. » [26]

[...] »


[2] J. Derrida, La Pharmacie de Platon, Points, Editions du Seuil, 1ère version dans Tel Quel n°32 et 33, 1968.

[3] Gilles Deleuze & Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Editions de Minuit, 1972.

[4] J. Derrida, La Pharmacie de Platon, op. cit.,  p 179.

[5] Ibid., p 182.

[6] Ibid., p 210, 211.

[7] J. Derrida, De la Grammatologie, Paris, Editions de Minuit, 1967.

[8] G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit  p 240. Ils font référence à l’article de Derrida « Freud et la scène de l’écriture », in L’écriture et la différence, Ed. du Seuil, 1967.

[9] Ibid., p 243, p 244.

[10] Derridex, http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0509051735.html : « Il y a pour Derrida non pas une écriture, mais deux. L’écriture phonétique, alphabétique, est indissolublement liée à la voix, à la parole, au sujet et au logos ; tandis que l’écriture proprement dite ou archi-écriture, celle de la différance, est une force de dislocation du phonocentrisme et du logocentrisme, une différence pure, une différence redoutable. Entre les deux, entre le discours et l’autre texte, il n’y a ni médiation, ni dialectique, ni réconciliation. Pourtant, les deux textes ont une racine commune (la trace). On ne peut pas les décrire séparément car ils communiquent entre eux et coexistent depuis toujours dans la pensée occidentale. L’écriture ne commence pas, nous y sommes toujours déjà assignés, et elle ne finit pas non plus, malgré la clôture de la métaphysique. »

[11] René Major, Derrida, lecteur de Freud et de Lacan, Études françaises, Derrida lecteur, Volume 38, numéro  1-2 (2002).

[12] G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, Pour une littérature mineure, Ed. de Minuit, 1965, p 109 : « Comme si la machine d’écriture n’était pas une machine aussi, tantôt prise dans des machines capitalistes, bureaucratiques ou fascistes, tantôt traçant une ligne révolutionnaire modeste. »

[13] Et Deleuze et Guattari ne s’intéressent pas au rapport entre écriture et voix, préférant insister sur la langue comme système ordonné et figé versus la langue comme ensemble instable et fuyant.

[14] J. Derrida, De la Grammatologie, op. cit., p 90.

[15] J. Derrida, « La clôture de la représentation », in L’écriture et la différence, Ed. du Seuil, 1967,  p 352 : « Ce nouveau langage… part de la NECESSITE de la parole beaucoup plus que de la parole déjà formée (p132). En ce sens le mot est le signe, le symptôme d’une fatigue de la parole vivante, d’une maladie de la vie. »

[16] Ibid., p 357.

[17] J. Derrida « Freud et la scène de l’écriture », in L’écriture et la différence, Ed. du Seuil, 1967, p 322, 323.

[18] G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit,  p 359 : « Il apparaît alors que l’intérêt de la psychanalyse pour le mythe (ou la tragédie) est un intérêt essentiellement critique, puisque la spécificité du mythe, objectivement compris, doit fondre au soleil subjectif de la libido : c’est bien le monde de la représentation qui s’écroule, ou tend à s’écrouler. »

[19] Ibid., p 243, 244 : « Le désir n’ose plus désirer, devenu désir du désir, désir du désir du despote. »

[20] Ibid., p 248.

[21] Ibid., p 242.

[22] Ibid.,  p248 : « elle (la simulation) ne remplace pas la réalité, elle ne vaut pas pour elle, mais s’approprie la réalité dans l’opération du surcodage despotique, elle la produit sur le nouveau corps plein qui remplace la terre ».

[23] G. Deleuze, « Simulacre et philosophie antique », in Logique du sens, Paris, Ed. de Minuit, 1969,  p 296.

[24] Ibid., p 303.

[25] « Lettre-préface de Gilles Deleuze » in La philosophie de Gilles Deleuze, Jean-Clet Martin, Paris, Payot et Rivages, 1993, p 8. « Vous voyez très bien l’importance pour moi de la notion de multiplicité : c’est l’essentiel. Et [...] multiplicité et singularité sont essentiellement liées (« singularité » étant à la fois différent d’ « universel » et d’ « individuel »). « Rhizome » est le meilleur mot pour désigner les multiplicités. En revanche, il me semble que j’ai tout à fait abandonné la notion de simulacre, qui ne vaut pas grand chose. Finalement, c’est Mille plateaux qui est consacré aux multiplicités pour elles-mêmes (devenirs, lignes, etc.). »

[26] J. Derrida « La parole soufflée », in L’écriture et la différence, Ed. du Seuil, 1967, p 270.