Histoire, sous-jacence et archéologie
par Jean Oury, Clinique de La Borde
« On n’est pas n’importe où à la longue… C’est ce que j’appelle la sous-jacence. C’est comme dans un village : dans un village, si on fait attention, on voit bien que c’est pas la même chose que dans un autre village. Tout au moins pour le moment, parce que tout ça, ça va être balayé par la technocratie…
Dans un village, ‘y a une ambiance, ‘y a une odeur particulière, ‘y a des habitudes qu’on ne connaît pas. On dit : « Non, ‘faut surtout pas passer par là, je sais pas pourquoi mais… fais le tour. » Si on interroge les nouveaux sur cette habitude, ils savent rien. Il faut aller au bistrot, le plus vieux bistrot du coin… et le type, il sait des tas de trucs : « Ah oui, ‘faut pas passer par là parce qu’il y a quarante-cinq ans, ‘y a un type qui s’est pendu. » — « Ah bon. » — « Oh oui, personne le sait mais on a pris l’habitude. » — « Ah bon, d’accord. » Alors ‘y a des quantités de choses comme ça qui apparaissent quand on dit « Ah, c’est la coutume, c’est l’ambiance. » Il y a une atmosphère mais elle est structurée. Ce qu’il y a de très curieux dans cette détermination, dans cette aliénation on peut dire aussi, c’est que des nouvelles personnes arrivent et on les voit s’engager dans les chemins qu’on connaît déjà par cœur, qui ont déjà été tracés par d’autres mais qu’eux ne connaissent pas. Le groupe dossier qui s’est mis en place en septembre à La Borde illustre bien cette dimension.
C’est un groupe de moniteurs qui se réunissent une fois par semaine. Ils se penchent plus particulièrement sur le dossier de certains malades, ils étudient l’histoire, le contexte et font des prises en charge. Ça a été fait pour plusieurs malades compliqués et ça a tout changé. S’occuper comme ça personnellement, en connaissant un peu le dossier, en connaissant un peu le contexte, ça change forcément la perception qu’on a de l’autre… C’est pas seulement le club, les distractions, les traitements, bonjour-bonsoir, on entre vraiment dans les difficultés existentielles de l’autre. Et ça change tout pour la personne concernée. Et il n’y a pas que moi qui suis témoin de cela, c’est l’ensemble des personnes. Ça peut aller d’une simple réflexion vague : « Ah ‘ben, elle va mieux Maria. » Ou d’une façon plus fine : « Au point de vue hallucinatoire, c’est comme ci, comme ça. Et puis il semble qu’il y ait une approche moins défensive, on peut lui parler. Maintenant au lieu de nous injurier, ce qui était sa seule façon de nous dire bonjour, elle nous dit autre chose »… Des subtilités comme ça qui peuvent aller très loin. Eh bien, c’est ça une émergence.
Maintenant, ce groupe dossier fait contagion : il est parti d’une personne au mois de juin, ils sont à neuf à présent. Et au sein du personnel, une vingtaine de personnes sont intéressées. Elles vont former des petits groupes de six ou sept.
Pour que cela se fasse, il faut attendre qu’une demande collective puisse se formaliser. Pour moi, l’important c’est que je ne prenne pas une position dictatoriale en disant : « Il faut faire un groupe ! » Mais il faut recueillir le groupe quand il se fait, alors là l’encourager vite. Si on ne l’encourage pas, il s’éteint. Mais ce n’est pas moi qui ai demandé que ce groupe se réunisse pendant deux heures tous les lundis pour étudier les dossiers ; je n’ai pas demandé qu’ils convoquent les médecins en disant : « Raconte-nous un peu parce que c’est mal écrit dans le dossier » ; ça s’est fait tout seul. Et moi, je les vois une demi-heure le mardi après-midi. C’est bien plus symbolique qu’autre chose, parce qu’en une demi-heure… Mais tout au moins on parle : « Tiens, qui vous voyez ? » Et en observant la liste, on s’aperçoit que le nombre de malades pris en charge se multiplie.
Il y a toujours eu des petits groupes comme ça mais pas toujours aussi systématique. Ça s’est éteint vers 68 pour plein de raisons. Alors, c’est pas par hasard qu’un groupe comme celui-ci ne renaît qu’avec des nouveaux venus, en rapport avec une surdétermination collective qui n’est pas de l’inconscient mais qui est de l’ordre de ce que j’appelle la sous-jacence.
On peut parler d’une base lointaine comme ça… En 1947, il y avait dans les hôpitaux un psychiatre pour sept cents malades. C’était impossible que le médecin voit chaque malade. Alors s’il s’intéresse vraiment à quelques uns c’est au détriment de tous les autres. Ça a été un des drames de Daumézon, ça. Il posait toujours le problème : « Si on s’intéresse à quelques uns et les autres alors ? » Il faut inventer quelque chose. Il fallait trouver des moyens sur le plan pratique pour qu’il y ait le maximum de malades qui soient pris en charge. D’où l’introduction du psychodrame analytique et même du psychodrame morénien à Saint-Alban par Tosquelles, l’introduction également des thérapies de groupe avec Salomon Reznik qui est un lacanien qui se partageait parfois entre Saint-Alban et Sainte-Anne avec Daumézon et puis après à La Borde.
« Psychothérapie institutionnelle », c’est un terme à toujours remettre en question, c’est toujours dans un système de résistance, comme dit Bonnafé : résistance pendant l’Occupation, résistance à l’occupant mais résistance à l’Etat, à tout ce qui se passe actuellement aussi, on est toujours dans un système de résistance. Alors là, on s’est dit : « Si on pouvait remplacer un pour sept cents par cent pour sept cents, ça ferait un pour sept, ça pourrait se faire. » ; du moment qu’il y a des cours aux infirmiers d’initiation du rapport à l’autre, qui est la première démarche psychothérapique. Et puis pourquoi pas pousser un peu plus loin ? On pourrait multiplier le nombre de personnes initiées à une psychothérapie un peu plus fine. Alors c’est ce que j’ai proposé une fois que La Borde était un peu lancé, en 1957 : pourquoi pas former des infirmiers, qu’ils aillent eux-mêmes en analyse, en psychothérapie de contrôle ? Et que cette prise en charge psychothérapique des infirmiers se fasse aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’établissement. A condition qu’on change la structure de l’établissement parce que si le médecin directeur prend en charge un infirmier comme ça sans avoir au préalable mis en question sa place dans l’établissement — qui est une place d’aliéné, enfin… hiérarchique, administrative — eh bien, il vaut mieux que le type aille se faire voir à l’extérieur !
Donc, j’ai proposé cela en 1957 et ça s’est fait. Il y a eu beaucoup de gens qui sont allés en analyse et il y avait des groupes de contrôle. Il y a eu par exemple un petit groupe de gens dont Brivette, Françoise Morisseau, Micheline Leyer, qui venaient me voir et qui allaient chaque mois voir Gisela Pankow pour un groupe de contrôle. D’ailleurs Pankow avait très bien compris cette démarche. Donc, si on fait bien le compte : les groupes dossier sont nés il y a quarante ans. C’est vieux, c’est pas une invention récente ! Seulement, il y a eu un écrasement de toute cette mise en place psychothérapique par les idéologues de 1968. Qui étaient vraiment d’une bêtise… Soixante-huit a apporté des choses, je ne suis pas contre, mais l’idéologie qui régnait alors, depuis l’antipsychiatrie — ridicule — jusqu’à la schizoanalyse, ça a écrasé des quantités de mises en place très fines. On était très très en avance sur tout ce qui a pu se dire en 68, mais ça a été miné, effondré. Je dis souvent qu’il y a eu dix ans de bombardement idéologique à La Borde, écrasement du Club, etc… Et c’est seulement maintenant qu’on se relève des ruines. Comme quoi, il faut tenir malgré les événements et passer à travers… j’exagère peut-être un peu mais je suis certain de cela. D’ailleurs, mercredi dernier au cours d’une interview, on me posait cette question : « Est-ce que vous avez changé, est-ce que votre position est différente de celle d’il y a cinquante ans ? » Alors je leur ai répondu : « Quitte à ce que vous me traitiez de ringard, j’ai pas changé d’un poil, c’est la même position qu’en 47 à Saint-Alban. Et il faut lutter pour que ça ne disparaisse pas dans les nuages de la connerie. »
Donc, c’est seulement maintenant que peuvent réapparaître les groupes dossier mais ce n’est pas nouveau. C’est seulement maintenant que je peux dire : « Tiens, on peut remettre ça en forme. » Mais ce n’est pas moi qui l’ai provoqué : c’est une demande qui a émergé spontanément sans avoir connaissance des groupes du passé. Comme je l’ai dit avant, c’est ce que j’appelle la sous-jacence. Il y a des nouveaux qui arrivent et qui s’engagent sans le savoir sur des chemins qui ont déjà été tracés. C’est pour cela que j’ai utilisé le terme d’archéologial, par analogie avec le terme d’historial.
Alors c’est ça le système, il y a quelque chose… J’ai reconnu ce qui était en question dans ces prises en charge, j’ai reconnu là une structure nécessaire. Le système au sens de Hegel ou Kant ou le système chez tout le monde : une sorte d’aperception de quelque chose qui doit se faire — qui n’est pas un programme établi avec un projet, comme on dit « un projet thérapeutique », ce qui est la pire des choses — mais il y a une direction, un vecteur. C’est ce que Gagnepain appelle « dialectiquement téléotique ».
Alors qu’est-ce qui fait dire « C’est par là qu’il faut aller et pas par là » ? C’est ça le problème : être dans une sorte de certitude que c’est par là, que c’est ça qu’il faut faire. Même si on ne le fait pas mais c’est bien ça… Alors bon, on peut être soutenu par ce qu’on appelle de façon grandiloquente « l’expérience », en rigolant parce que l’expérience ça ne s’acquiert pas avec le temps. Il y a des gens de vingt ans qui sont plus expérimentés que des centenaires… C’est pas ça dont il s’agit, c’est du système. Alors on peut réfléchir un peu au système. On peut rappeler des souvenirs ; c’est pas de la mémoire, les souvenirs… Des souvenirs. Par exemple Saint-Alban, quand j’y suis arrivé, je ne connaissais pas grand chose à la psychiatrie… Et Tosquelles m’a dit : « Tu fais les cours aux infirmiers. » Et moi : « Des cours de quoi ? » C’est là qu’on constate que c’est en enseignant des choses qu’on ne sait pas qu’on les apprend le mieux. C’était des cours écrit par le Collectif Tosquelles, Bonnafé, Balvet, Chaurand et d’autres, des cours qu’ils avaient préparé depuis plusieurs années qu’ils avaient imprimé comme ça rapidement. Et c’est très intéressant de se rappeler que le premier cours aux infirmiers c’était sans citer le nom /La Distinction/ de Max Scheler, sur la sympathie et l’empathie. D’emblée, dans le premier cours : faire comprendre que le rapport à l’autre n’est pas de coller à l’autre, de coller et d’être dans la pitié ou les pleurs devant la misère du monde. Le rapport à l’autre, c’est non pas dans l’Einfühlung, mais dans la Verstellung, c’est-à-dire la sympathie. C’est-à-dire souffrir avec l’autre en gardant la distance justement pour être au plus proche. Tout était dit dans ce premier cours de ce qu’on a développé par la suite sur la dialectique du proche et du lointain. Ne pas se mélanger avec : c’est le minimum de l’approche thérapeutique de quelqu’un. Eh bien, c’était dit dans le premier cours et ça m’a appris ça tout de suite.
En 1947, je débarquais là-dedans et j’ai saisi que la meilleure méthode d’apprendre quelque chose c’est de l’enseigner aux autres. Je crois que Gadamer le dit, en reprenant Platon : tout savoir, toute connaissance, tout progrès est dialogal. En apprenant aux autres quelque chose qu’on ne sait pas bien oblige à tenir compte des autres et ça fait un échange, c’est dialectique. Il faut maintenir un va-et-vient permanent entre l’un et l’autre, et les autres. Et on voit bien que ça remet en question d’emblée l’absurdité de la hiérarchie. D’ailleurs, je suis toujours resté fidèle à cela : quand j’arrive au Séminaire à Sainte-Anne, je ne sais rien, je ne sais pas ce que je vais dire. Les gens croient que c’est une coquetterie mais c’est vrai, je ne sais rien, c’est le vide complet. Je suis surpris parfois du ton que ça prend. C’est ce qui compte : que les gens sentent justement ma propre surprise.
Alors il y a les souvenirs et puis il y a aussi l’oubli. On peut évoquer là un concept de Félix Guattari. Dans les années 60, il a parlé de la vacuole. Comme dans un organisme, une paramécie. On sait que la vacuole c’est très compliqué mais c’est du vide relatif, c’est ce qui permet qu’il y ait le métabolisme. Si on « tue » la vacuole, tout s’éteint… Et on le voit bien, pour qu’il y ait une structure il faut qu’il y ait une fonction relativement vide, un ensemble vide. Sur le plan topologique même : l’oubli… c’est difficile à dire rapidement, mais, pour moi, c’est justement ne pas chosifier. Parce que la mémoire, ce n’est pas le souvenir. Il y a de la mémoire — il n’y a pas une mémoire collective au sens jungien du terme — qui est une sorte de matériau de base et puis là-dessus, il y a des gens qui ont des souvenirs. C’est là que l’oubli c’est très important parce que quelqu’un qui ne serait que mémoire, ça n’existe pas, on ne peut pas se rappeler de tout. Là on rejoint aussi bien Hegel que Kirkegaard : le fait même de l’existence c’est la mise en place d’une négativité. Pas un choix au sens conscient du terme. C’est comme lorsqu’on se promène dans la rue par exemple : tout est très intéressant, tous les gens qu’on voit sont très intéressants mais si on s’intéresse à tout le monde, ce n’est pas vivable. Donc il y a une réduction massive du fait qu’on marche et qu’on s’intéresse à telle chose et pas à telle autre. Et ça ne veut pas dire qu’on méprise le reste !
A La Borde, nous avons eu le cas d’un jeune homme dont la fonction de pouvoir ne pas s’intéresser à tout était atrophiée. On l’avait surnommé « le Tourniquet » : quand il venait à la cuisine, par exemple, il tournait sur lui-même, il voulait tout voir. Tout, tout… Quelque chose d’impossible ! Alors là, on peut voir qu’il y a une fonction pragmatique de l’oubli. On peut dire surperficiellement : il faut mettre de l’oubli pour pouvoir continuer à vivre. Autrement… Et puis il y a toute une dimension logico-structurale de l’oubli. A ce propos, je cite souvent les paroles d’une femme très intelligente, elle m’a encore écrit ces jours-ci : « Ce qu’il faudrait, c’est de ‘hermétiquement clos parce que c’est intolérable qu’il y ait tout le temps une fuite du vide. C’est pas vivable. » Elle image l’hermétiquement clos par un souvenir : là où travaillait son père il y avait un trou et une chape en ciment, c’était un endroit où il y avait des appareils — quelque chose de l’ordre du Père —, mais elle dit : « La chape n’était pas bien mise, il faut remettre la chape. » Or, pour moi, la chape c’est le refoulement originaire : il faut qu’il soit bien fermé. Ça correspond à ce que dit Lacan, ce qui ferme, le refoulement originaire, c’est la barre de la métaphore primordiale, de la métaphore paternelle. Alors, je dis : « C’est quoi la psychose ? C’est une métaphore poreuse qui laisse passer l’oubli.» Or l’oubli, c’est la fonction -1, en gros. Freud le dit bien : si le refoulement originaire ne fonctionne pas, il n’y a plus d’inconscient, plus de préconscient… il n’y a plus de structure.
Il faudrait reprendre les notions développées par Henry Maldiney sur le temps. Dans /Aîtres du langage et demeures de la pensée/, il parle, en reprenant Bergson et les stoïciens, de la tension de durée, c’est-à-dire de ce qui vient du chaos, ce qui émerge sans arrêt, ce qui jaillit. Il dit que c’est la dimension du temps schizophrénique : Aïon. C’est le jaillissement éternel, c’est la source même avec toutes les variations, les rapports dyonisiaques à propos de Phanès, l’œuf de la nuit fécondé par l’aurore… Phanès, c’est la lumière… Maldiney souligne bien que ce qui est en question ce n’est pas au niveau des « extases du temps », c’est-à-dire du présent, du passé et du futur, du temps linéaire. Il distingue des niveaux du temps : le niveau de surgissement, de jaillissement et le niveau aoristique avec les tensions de durée. Et puis Chronos commence à exister… Et alors, comme dit Guillaume, il y aura des chronothèses, des thèses du chronos. C’est à partir du Chronos que quelque chose peut se délimiter. Le sujet, /subjectum/ en latin ou /Hipo kai menon/ en grec, c’est au moment du Chronos qu’il fait son apparition. Mais Chronos, c’est la dévoration permanente du temps. C’est ce que disait Hegel : que le présent disparaît tout le temps. Il y a une négativité. Mais heureusement on remplace le présent par le /jetz/, le maintenant. Le maintenant ce n’est pas le présent, c’est bien plus compliqué. Le maintenant n’a pas tellement de limites mais il est rongé de façon permanente. L’erreur serait de dire : mais alors il n’y a que de l’avenir ? Il n’y a ni avenir, ni passé, c’est une autre dimension, c’est le modal. Le modal, c’est là que peuvent apparaître des modes comme l’impératif, le vocatif, l’appellatif et puis… le subjonctif. Et c’est là qu’il y a une mise en question du sujet. Puis, apparaît un troisième niveau, c’est le Zeit, le temps des extases temporelles : passé, présent, avenir. Et le présent c’est complexe, il faut se référer à l’extraordinaire travail de Heidegger sur le temps que pour simplifier, Lacan, cité en 1964 par Scott dans la notice sur le Szondi, avait évoqué en disant à peu près cela : « Le présent c’est quand je parle. » Ça résume tout. Quand je parle c’est le présent, autrement dit c’est indissociable du langage. C’est d’ailleurs ce que disent Heidegger, Gadamer, tous les types qui réfléchissent un peu. Ça n’a aucun sens de parler du temps, si on n’a pas disons une « théorie du langage »…
Il faudrait également parler du parfait, qui n’est pas encore situé dans le temps, qui existe entre deux chronothèses. C’est une sorte de dimension épique. Il faudra revenir là-dessus parce que dans toute dimension institutionnelle, il y a une dimension épique. Mais il ne faut pas mélanger l’usage du parfait et du futur antérieur. Cela fait partie de toute la critique que je fais du mot « projet ». Le projet c’est toujours un peu chosifié… « Les projets… le plan quinquennal, etc. » Mais la dimension la plus noble d’un projet, c’est le précaire. Le futur antérieur, c’est une variation autour du précaire. Quand on parle d’historial, Geschichte, c’est une histoire on peut dire précaire. C’est justement ce qui compte : le précaire c’est par essence la dimension de l’existence. Un type qui ne se croit pas précaire, il se prend pour je ne sais quel pharaon…
Il faudrait aussi parler du quatrième niveau du temps dont parle Maldiney : c’est une dimension grecque, c’est Kaïros. C’est une divinité très fine, un adolescent qui passe, qui appuie un tout petit peu sur le plateau de la balance et tout change. C’est la moindre des choses qui est là. Seulement il faut que la balance existe… La définition de Kaïros, c’est le moment opportun ; ce qui correspond à ce que dit Lacan dans la logique assertive, son article sur : instant de voir, temps pour comprendre et moment de conclure. Kaïros, c’est le déclic. Pour soigner la schizophénie, il faut réussir à faire une greffe de Kaïros sur Aïon.
Alors la décision en rapport avec l’opportunité — c’est l’interprétation — vient faire une petite ligature sur ce qui jaillit sans arrêt, sans arrêt. Souvent, il n’y a que du jaillissement ou il n’y a que la décision ridicule, alors on reste comme ça dans un monde quelconque… Mais si on arrive à faire que Kaïros rencontre Aïon, alors là, ça va on peut y aller.
J’avais fait cette variation autour des concepts de Maldiney… Moi, je dis toujours que je ramasse les miettes des discours universitaires, philosophiques, analytiques… L’argument majeur n’est pas d’appliquer des théories extérieures mais à partir d’elles de créer des concepts, sur place. C’est pour cela que je fais un si grand cas de la dialectique et de l’embarras : il faut être dans l’embarras, il ne faut pas se contenter de petites formules qui nous sortent soit-disant d’embarras alors qu’elles empêchent en fin de compte d’être au plus proche des autres. Parce que c’est ce qui importe : s’il fallait donner une finalité téléotique un peu plus précise à notre travail, ce serait d’aboutir à ce qu’il y ait une émergence du désir de chacun. A travers toutes les brumes qu’on voudra. Et dans ce sens, le groupe dossiers remet en question la position de chacun vis-à-vis des gens qui sont là. Nous ne sommes pas là pour les regarder et les amuser, nous sommes là justement pour que dans le proche et le lointain dialectisés, il y ait une sorte d’émergence du désir, même le plus lointain de chacun. Alors ça c’est la Vérité. Mais ça ne se voit pas. C’est pour ça que lorsqu’un cinéaste vient, je dis : « Oh, ‘y a rien à voir. » Il s’est très bien débrouillé avec ça Nicolas Philibert… Il le dit à chaque fois d’ailleurs : « ‘y a rien à voir… » »
Se définir, c’est se bâtir une prison
Dimanche 6 avril 2008Extraits de Raoul Vaneigem : « Se définir, c’est se bâtir une prison. Mes sympathies et mes antipathies ne me circonscrivent pas, elles éclairent les fluctuations de ma ligne de vie. », « La maladie a des milliers de noms. La santé n’en possède aucun en propre. Elle est commune, sans spécificité. Sa seule distinction honorifique, c’est d’être, selon le propos de Jules Romains, une maladie qui s’ignore. », « Etre en quête de remèdes, c’est signer un pacte avec la maladie. Il n’y a pas de médecine du bien-être, il n’y a que les médications du malheur. La survie est une longue agonie pleine d’espérances thérapeutiques et lucratives… »
« La science médicale examine les symptômes du patient sans se soucier de leur genèse existentielle. Elle ignore la part de complaisance et de refus qui engendre et entretient la maladie. Il en va de la médecine comme de l’enseignement de masse. Le culte de l’efficacité les jette dans l’ignorance et le mépris des cheminements individuels. Les discordances psychosomatiques, le langage du corps, la traversée du chaos émotionnel, les relations secrètes du mental et du physique, les analogies qui président aux jeux électifs du bonheur et du malheur, les frontières incertaines de la plénitude et du désert composent un univers subtil où le médecin patauge avec des godillots d’équarrisseur. La morgue de l’esprit, régnant sur le corps, perpétue la croyance morbide en une matière charnelle, vouée à la souffrance plus qu’au plaisir. Il agit par abstraction, retrait, amputation, mutilation au lieu de procéder par ajout et par exubérance, en misant sur les charmes dont la vie excelle à se fortifier… »
« Les émotions sont une nuit que seul l’éclair du vécu illumine. Nous n’avons d’autre lumière qu’en l’intelligence sensible. Du haut de l’esprit, la raison apaise ou dompte nos humeurs sans les toucher vraiment. Elle les livre telles des dépouilles pantelantes au scalpel des biologistes, des psychologues et autres spécialistes de l’économie libidinale. Elle les fige dans une représentation qui leur ôte la vitalité en leur arrachant leurs excroissances morbides. Ainsi se perpétuent les heurts et les malheurs émotionnels. Comme si les expliquer dispensait de les restituer au mouvement de la vie, à la vitalité fondamentale qui s’en empare, aux impulsions fluctuantes d’un bonheur qui les amende ! »
« En dépit de leur extrême diversité et des appétences contrastées qu’elles suscitent, nos excrétions – haleine, morve, pensée, phéromone, rêve, geste, création, image, nouveau-né, musique, borborygmes, urine, excréments, œuvre d’art – réclament un traitement commun, une unité méthodique qui, de la méthanisation des déjections à la découverte et à la création de soi, relève le défi de reconvertir le vieux monde en harmonisant celui qui commence à naître. »
(proposé par Hervé Pache)
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