Archive de la catégorie ‘Clinique’

Le commerce des mots suppose des conventions partagées, que la folie ébranle et subvertit

Jeudi 18 septembre 2008

 D’après Jean-Claude Polack, Epreuves de la folie, érès, 2006  

http://www.edition-eres.com/resultat.php?Id=1727

  »La parole psychotique souvent reste obscure ; il est difficile de l’écouter sans inquiétude, dans la saisie syncrétique et incertaine d’un délire et l’appréhension d’un passage à l’acte. Le paysage des énoncés appelle des instruments d’orientation, des ébauches cartographiques. Un modèle temporaire d’écoute, le tri de certains fragments du discours servent l’illusion nécessaire d’une destination, les Indes de Christophe Colomb. 

En deçà et au-delà de l’intelligibilité d’un délire, il s’agit de tirer un fil, de s’y tenir comme à la rampe d’un escalier, le « garde-fou ». Le modèle n’a de valeur qu’orthopédique. Il permet de trouver une piste dans le fatras des paroles, la jungle des idées. C’est un mode d’interlocution. 

Un premier temps se soucie modestement d’un minimum de connivence sémantique. Le commerce des mots suppose des conventions partagées, que la folie ébranle et subvertit. (…) Mais la réalité psychique proclame sa propre jurisprudence, qu’elle étend sur le physique et le social, au grand dam de l’interlocuteur conformiste – celui qui parle la langue « normale », l’homme de la « santé mentale » – . Quand il entend une sorte de langue étrangère et qu’il termine la séance en essayant vainement de se souvenir des phrases du patient, le thérapeute – comme d’ailleurs tout soignant se tenant en disponibilité de « convivance » (Bonnafé) avec un « sujet » réputé psychotique (Chaigneau) -  se sait en terre schizoïde, aux prises avec l’errance d’un langage nomade. Si le malade a prononcé des paroles ordonnées, qu’on se remémore facilement, la psychose semble moins grave ; paranoïaque et rigide (la dimension proprement molaire), elle est plus accessible que la dissociation (les devenirs moléculaires,… les disjonctions incluses) . Entre ces deux extrêmes, on est parfois confronté à des constructions syntaxiques correctes assorties de véritables inventions de mots, que leur auteur éventre, déchire, scinde, puis combine et articule en respectant le mouvement des phrases et les tournures stylistiques de la langue.

Les troubles symboliques – glissement des métaphores, déplacements métonymiques – posent des problèmes parfois cocasses, pas toujours faciles à déjouer. (…) Les énoncés sont donnés à déchiffrer dans leur propre idiome. La traduction en une langue inconnue des acteurs de la séance donnerait naissance à une autre fiction, avec sa « novlangue » particulière. L’interprétation – au double sens du terme – devient alors une stratégie résolutive : 

Une de mes patientes (c’est Jean-Claude Polack qui parle) , étudiante en lettres modernes, souffrait – parmi d’autres – d’un symptôme insolite et désagréable. Au moment de quitter la bibliothèque où elle devait travailler presque quotidiennement, elle était prise d’un vomissement incoercible. On la mit en demeure de se soigner ou de cesser de fréquenter les lieux. Pendant trois semaines, elle réfléchit intensément, trouva la raison de ses déboires et put faire la preuve du bien-fondé de son interprétation. Elle m’expliqua qu’au-dessus de la porte de sortie de la bibliothèque un grand panneau demandait aux lecteurs de ne pas oublier de « rendre » les livres empruntés avant leur sortie. Ce qu’elle faisait, semblait-il, au pied de la lettre. Elle imagina donc le stratagème suivant : en arrivant devant l’écriteau, elle traduisait l’avertissement en anglais, et comme « rendre » se dit « to give back » dans cette langue – et non « to throw up » – il n’y eu plus jamais d’accident. 

Cette histoire nous fait réfléchir sur l’autonomie des mots et la force des contresens. Le contexte ici n’a pas de prise sur les énoncés. La solution ne se subordonne pas à la réalité, mais seulement à l’injonction menaçante, le « c’est à prendre ou à laisser ». Le subterfuge, de son côté, travaille l’énonciation dans le seul atelier des langues, sans dépendance aucune vis-à-vis des règles sociales et des codes institutionnels. La traduction maintient le sujet à distance de la réalité, grâce au compromis qui relève son ubiquité. C’est parce qu’il est toujours ailleurs qu’il gagne le droit de rester là. De « s’en sortir ». »

Se définir, c’est se bâtir une prison

Dimanche 6 avril 2008

Extraits de Raoul Vaneigem : « Se définir, c’est se bâtir une prison. Mes sympathies et mes antipathies ne me circonscrivent pas, elles éclairent les fluctuations de ma ligne de vie. », « La maladie a des milliers de noms. La santé n’en possède aucun en propre. Elle est commune, sans spécificité. Sa seule distinction honorifique, c’est d’être, selon le propos de Jules Romains, une maladie qui s’ignore. », « Etre en quête de remèdes, c’est signer un pacte avec la maladie. Il n’y a pas de médecine du bien-être, il n’y a que les médications du malheur. La survie est une longue agonie pleine d’espérances thérapeutiques et lucratives… »
 
« La science médicale examine les symptômes du patient sans se soucier de leur genèse existentielle. Elle ignore la part de complaisance et de refus qui engendre et entretient la maladie. Il en va de la médecine comme de l’enseignement de masse. Le culte de l’efficacité les jette dans l’ignorance et le mépris des cheminements individuels. Les discordances psychosomatiques, le langage du corps, la traversée du chaos émotionnel, les relations secrètes du mental et du physique, les analogies qui président aux jeux électifs du bonheur et du malheur, les frontières incertaines de la plénitude et du désert composent un univers subtil où le médecin patauge avec des godillots d’équarrisseur. La morgue de l’esprit, régnant sur le corps, perpétue la croyance morbide en une matière charnelle, vouée à la souffrance plus qu’au plaisir. Il agit par abstraction, retrait, amputation, mutilation au lieu de procéder par ajout et par exubérance, en misant sur les charmes dont la vie excelle à se fortifier… »

« Les émotions sont une nuit que seul l’éclair du vécu illumine. Nous n’avons d’autre lumière qu’en l’intelligence sensible. Du haut de l’esprit, la raison apaise ou dompte nos humeurs sans les toucher vraiment. Elle les livre telles des dépouilles pantelantes au scalpel des biologistes, des psychologues et autres spécialistes de l’économie libidinale. Elle les fige dans une représentation qui leur ôte la vitalité en leur arrachant leurs excroissances morbides. Ainsi se perpétuent les heurts et les malheurs émotionnels. Comme si les expliquer dispensait de les restituer au mouvement de la vie, à la vitalité fondamentale qui s’en empare, aux impulsions fluctuantes d’un bonheur qui les amende ! »
 
« En dépit de leur extrême diversité et des appétences contrastées qu’elles suscitent, nos excrétions – haleine, morve, pensée, phéromone, rêve, geste, création, image, nouveau-né, musique, borborygmes, urine, excréments, œuvre d’art – réclament un traitement commun, une unité méthodique qui, de la méthanisation des déjections à la découverte et à la création de soi, relève le défi de reconvertir le vieux monde en harmonisant celui qui commence à naître. »

(proposé par Hervé Pache)

Lettre de Gilles Deleuze à Félix Guattari

Dimanche 9 mars 2008

Lettre de Gilles Deleuze à Félix Guattari, 
Paris, 16 juillet 1969 , 
lue par François Dosse.

Les formes de la psychose ne passent pas par une triangulation oedipienne, en tout cas pas forcément et pas de la manière qu’on dit. C’est ça l’essentiel d’abord, il me semble. On sort mal du familialisme de la psychanalyse de papa-maman. (mon texte que vous avez lu en reste absolument tributaire) Il s’agit donc de montrer comment, dans la psychose par exemple, les mécanismes socio-économiques sont capables de porter à cru sur l’inconscient. Ca ne voudrait pas dire évidemment qu’ils portent …………. ainsi la plue-value/taux de profit… Ca voudrait dire quelque chose de beaucoup plus compliqué que vous abordiez une autre fois, lorsque vous disiez que les fous ne font pas simplement de la cosmogonie mais aussi de l’économie politique, ou lorsque vous envisagiez avec Muyard un rapport entre une crise capitaliste et une crise schizophrénique. 
De la machine et de l’anti-production, ça ne veut pas dire non plus que la triangulation oedipienne ou une structure de ce genre compliqué n’intervienne pas, mais si je vous ai bien compris, elle interviendrait plutôt au niveau des conclusions et pas des prémices sur le mode d’un « c’est donc ton père ! », « c’est donc ta mère ! » comme si les positions parentales étaient déterminées comme résultat de mécanismes d’une autre nature et encore résultat partiel… Vous sembliez même aller plus loin et appliquer cela même à la mort quant vous disiez que le problème schizophrénique, c’était pas du tout immédiatement de la mort. Ce qui est en question dans tout ça, c’est toujours la famille comme médiation inconsciente généralisée. C’est cela même qu’il faut critiquer, parce que c’est ça qui empêche de poser le vrai problème. (même quand la famille est dénoncée comme …) La direction que vous ouvrez me paraît très riche pour la raison suivante : on se fait une image morale de l’inconscient, soit pour dire que l’inconscient est immoral, criminel, etc, même si l’on ajoute que c’est très bien comme ça, soit pour dire que la morale est inconsciente, surmoi, Loi, répression ?

J’avais dit une fois à Muyard que l’inconscient n’était pas religieux, n’avait ni Loi, ni transgression et que c’était des conneries. Muyard m’avait répondu que j’exagérai, que la Loi et la transgression telle qu’elle ressort de Lacan, n’ont rien à voir avec tout ça. Il avait sûrement raison, mais ça ne fait rien. C’est que la théorie du surmoi, toute théorie de la culpabilité me parait fausse.

(Texte proposé par Hervé Pache) 

Joie des synthèses disjonctives,tristesse du transitivisme

Jeudi 21 février 2008

Un article d’Hervé Pache

 « On pourrait supposer un anti-Dieu, principe du syllogisme disjonctif, mais avec quelque chose de diabolique, un usage inclusif et non limitatif. Un dieu qui dit à chaque branche : c’est moi-là, et là, c’est moi aussi.»
Gilles Deleuze, Vincennes, 15/12/70

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Sort exécuté par Artaud à Ville-Evrard

Avec le schizo, le mot sort de sa bogue symbolique, prompt à un devenir matière. Il n’est plus moyen de représentation, pitoyable instrument de désignation et d’identification pour autrui. Il en est de la bouche du schizophrène comme d’un four à briques : hétérogenèse et architectonique. Le mot s’y fait corps comme on nous dit du verbe fondateur qu’il se fit chair, non plus mince territorialité de vignette mais volume exponentiel dans un espace tourmenté – le dernier Turner -, fractale identifiant sens et prolifération (l’événement) ; ligne proprement « chaosmique » de Félix, ritournelle toute d’expansion  comme pattern déterritorialisé. L’agencement des mots durcis convoque au réel de Cités improbables: tout un monde « désenveloppé » ou s’agitent intenses les noms de l’Histoire. Bien peu de choses en vérité que ces mots aérobies. Leur genèse tapisse l’œuf plein, autant de bandes sur le corps sans organes. La vrai prolifération, c’est précisément ce qui n’est pas dit ; sensations multipliées, démultipliées… anneaux vibratiles qui cerclent l’être au monde et déterminent le plan d’immanence. Il n’y a plus d’identité, plus aucune prégnance des codes. Il n’y a plus rien à dire. C’est le désert. Désert mais pas vacuité. La vie n’y a jamais été si présente, « vie  injustifiable car elle n’a pas à être justifiée » (Gilles Deleuze). On dirait un royaume et qui n’en est pas un. Un royaume comme un planisphère dans un capuchon de fou. Fou, le maître des synthèses disjonctives : Homo Natura, Homo Historia… fou, l’homme générique « en position de terminal (…)  dont l’intériorité s’instaure au carrefour de multiples composantes relativement autonomes les unes par rapport aux autres et, le cas échéant, franchement discordantes » (Félix Guattari). A la suite de Carl Wernicke, il semble que les psychiatres appelèrent cela « transitivisme », terme désignant dans leur ensemble « les processus dans lesquels s’altère ou disparaît la distinction entre le corps et l’espace ambiant, entre la pensée personnelle et celle d’autrui, entre le moi et le monde extérieur. (…)Le transitivisme, c’est d’abord la perte, la régression de la distinction entre ce qui est intérieur à l’individu et ce qui lui est extérieur, c’est la perméabilité et finalement l’effacement de la limite entre ces deux domaines, c’est aussi et secondairement la perte de l’espace vécu, dans son organisation et dans sa structure ; dès lors les notions de direction centripète et centrifuge perdent leurs assises et sont confondues. Ce qui disparaît ainsi avait été laborieusement édifié au cours du développement, mais cette conquête avait été décisive pour la construction de la personnalité dont elle était devenue une donnée essentielle. La clinique exprime cette mutilation en une grande variété de symptômes : le malade situe dans son corps un objet extérieur ; ses organes se transforment et comme leurs limites subissent la même effraction que celles du corps, ils communiquent les uns avec les autres sans considération pour les réalités anatomiques ; les mouvements apparaissent ordonnés du dehors (sentiment d’action extérieure, d’influence) tandis que le sujet éprouve comme venant de lui les actions ou les sentiments des autres ; toutes choses paraissent participer les unes des autres et le sujet est tantôt entraîné dans un chaos vertigineux où toutes les forces du monde le pénètrent et le traversent douloureusement, tantôt promu au rôle de moteur et d’ordonnateur de cet univers mouvant qu’il ressent comme une extension indéfinie de lui-même.* » (…)
 Ce qui, invariablement caractérise la pensée Deleuze/Guattari, c’est la joie. Joie proprement bouleversante et spinoziste, « follement » courageuse, inversée et d’aversion pour la doxa. L’Anti-Œdipe accuse et récuse le point de vue de la santé sur la maladie tout en acceptant  « la réalité » du fait psycho-pathologique :
« Il pensait que ce devait être un sentiment d’une infinie béatitude que d’être touché par la vie profonde de toute forme, d’avoir une âme pour les pierres, les métaux, l’eau et les plantes, d’accueillir en soi tous les objets de la nature, rêveusement, comme les fleurs absorbent l’air avec la croissance et la décroissance de la lune. » Etre une machine chlorophyllique, ou de photosynthèse, au moins glisser son corps comme une pièce dans de pareilles machines. Lenz s’est mis avant la distinction homme-nature, avant tous les repérages que cette distinction conditionne. Il ne vit pas la nature comme nature, mais comme processus de production. Il n’y a plus ni homme ni nature, mais uniquement processus qui produit l’un dans l’autre et couple les machines. Partout des machines productrices ou désirantes, les machines schizophrènes, toute la vie générique : moi et non-moi, extérieur et intérieur ne veulent plus rien dire.»
*Article de J.-M. Sutter ; in « manuel alphabétique de psychiatrie » sous la direction d’A. Porot, P.U.F.,1964.

Entretien audio avec JC Polack sur la schizoanalyse

Lundi 11 février 2008

Les mardis de Chimères

Entretien avec Jean-Claude Polack sur la schizo-analyse

(lien original sur le site Chimères)

avec Max Dorra

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voir le questionnaire original qui a été envoyé à JCP

merci à M. Belhasen pour l’enregistrement audio, les fichier au format mp3 sont téléchargeables via le lien précisant le minutage

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2’29 / Max Dorra présente Jean-Claude Polack (JCP) et lui pose des questions sur la schizo-analyse.

8’00 / Définition de la schizo-analyse

9’57 / JCP « On ne peut pas partir de la représentation d’une relation à deux » comme dans la psychanalyse. « Il n’y a pas de schizo-analyste »

> Pas de symétrie entre schizo-analyse et psychanalyse

12’42 / « Les 150 dernières pages de l’Anti-Oedipe sur la schizo-analyse sont une critique radicale, absolue, définitive de la psychanalyse freudienne et lacanienne ».

14’52 / Le désir est de production, matériel, réel, machinique, alors que l’inconscient freudien est un système de représentation.

> matérialisme spinoziste de la schizo-analyse

17’44 / Est-ce que la schizo-analyse est faite pour certains cas particuliers ou pour n’importe qui (névrosé/ pervers/ psychotique) ? L’ambition, s’occuper de tout ça, « je ne sais pas trop ce que c’est que la schizo-analyse, mais aujourd’hui, je comprends un peu mieux. » Dans la psychanalyse, on part du sujet et de l’appareil psychique. Dans la schizo-analyse, on part d’un processus : le processus schizophrénique (à ne pas confondre avec la maladie de la schizophrénie qui est une mutilation du processus).

20’35 / On part des investissements de désir sociaux et économiques et des investissements libidinaux. On inverse la polarité. On part de la schizophrénie plutôt que de l’hystérie.

21’54 / Le curetage de l’inconscient. Le processus schizo est la richesse, et non pas ce contre quoi il faut protéger le patient.

28’59 / le processus schizo décrit le fonctionnement du capital et le fonctionnement de la psychose schizophrénique. Lacan, à la fin de sa vie, se serait rapproché d’une hypothèse plus matérialiste.

32’42 / La dette partielle à Lacan, c’est l’objet a.

33’41 / Le Président Schreber et la psychose paranoïaque. Freud passe à côté.

36’20 / En finir avec la psychanalyse car elle se détourne de ce qu’elle propose de faire.

> quitter les représentations, le langage, les signes et la structure pour aller vers un monde de sensibilité.

38’50 / « On rejette l’idée que l’on puisse travailler à deux »

> La schizo-analyse est inséparable d’une pratique collective (psychothérapie institutionnelle) : prendre en compte les facteurs économiques et sociaux en plus du libidinal !

44’58 / « On appelle folie un discours qui nous convient pas disait Foucault, et plus qu’un discours… », un rapport à la vie et la mort différent, etc.

> il faut partir de la productivité du processus schizo

> les névrosés sont des normopathes

> Schreber, ayant repris sa fonction de juge, écrit à son médecin : « j’ai renoncé à être malade, car vous aviez tellement peur de comprendre ce que je pense encore, et mon système est tellement plus intéressant que le vôtre, vous avez eu peur d’être contaminé. »

Schreber va mener une autre vie en parallèle à sa vie de juge : la paraphrénie, guérison de la schizophrénie.

48’50 / Par rapport à la psychanalyse, on peut introduire dans la cure, dans la façon de travailler toute une série de modifications et pendant la cure s’appuyer sur des aides

> dangers de l’anti-psychiatrie

> Laborde

52’50 / la clinique classique sous le contrôle des psychanalystes : pas question que le patient parle à quelqu’un d’autre que le psy ! à l’inverse de Laborde. La majorité des psychotiques sont dans des dépotoirs. Juste distribution de médicaments.

56’44 / Max Dorra : « Allons plus loin dans le processus schizophrénique (…). On arrive tous avec des théories un peu folles. Comment emploies-tu le concept de processus schizophrénique face à un patient pour mieux l’écouter ? »

1h00’54 / Réponse de JCP : Détruire l’inconscient freudien, insistent Deleuze et Guattari.

> aujourd’hui, les gens viennent oedipianisés avec l’idée qu’il s’est passé quelque chose dans leur famille, comme s’il y avait un Oedipe génétique.

> la poussée libidinale vers la mère et le père : est-ce un fantasme (sens freudien)? Ou une réalité (schizo-analyse) ? : pour Deleuze Guattari, l’Oedipe partirait d’un père paranoïaque. On a créé toutes les conditions pour que le fils tue le père : on arrive dans un monde où l’on vous traite d’une certaine façon. Or ce n’est pas du fantasme (mais le réel, le socius).

1h08’57 / M. Dorra : « Quand tu dis ce n’est pas le gène, c’est le socius, tu veux dire quoi ? »

> JCP : Ca veut dire que c’est inconscient mais que ça tire sa force non pas dans un ADN oedipien, mais dans un mode de vie du père et de la mère.

> M. Dorra : Alors ça revient au même ?

> JCP : Non, car on n’aide pas les gens en les enfermant dans une névrose, mais en les ouvrant sur le processus schizo.

1h11’02 / Szondi et la théorie des pulsions. Vecteurs pulsionnels. La composition des facteurs forment une personnalité. Les dispositifs pulsionnels changent dans le temps. Tableaux, diagrammes temporaires de la personnalité d’un sujet. Tel schizo pourrait devenir paraphrène. Le désir a des matières à options, surtout si l’environnement le permet. Le danger d’une structure qui prend le dessus et peut aboutir à l’étouffement, au suicide.

1h17’05 / JCP : « Je n’ai aucune confiance dans le diagnostic ».

> il faut faire un diagnostic szondien, diagrammatique, mobile, et pas une structure ! Cette plasticité remet en question les catégories névrose/ psychose/ perversion.

1h22’31 / M. Dorra « Tu nous as dit je suis flottant. Il y a recherche du modèle théorique en fonction du patient. » Le modèle du processus schizo. JCP : « Le psychanalyste est le moins bien placé pour l’atteindre. »

> Question de F. Gabarron : Du coup, vous êtes schizo-analyste ?

> JCP : « J’veux bien, ça me gène pas. » Y a pleins de psychanalystes qui le sont, mais ils ne le savent pas.

> FG : « si c’est deux choses différentes, psy et schizo-analyse, pourquoi ne pas la nommer, surtout si c’est inconciliable. »

> JCP : « dans ma pratique, ça n’existe pas du tout, je n’arrête pas de faire des mélanges ». Deux exemples.

1h45’07 / M. Dorra : « Le psychanalyste dit je suis psychanalyste, le schizo-analyste dirait, je ne suis pas schizoanalyste. ». Capacité à changer de discours. Ne pas se prendre pour un rôle.

1h48’11 / Eviter la catatonie et la mort du processus schizo, reterrirorialiser sans cesse avec le socius, la réalité.

1h49’11 / M. Belhasen. Question sur le processus : est-il dans le patient ? JCP : non, il est aussi en moi. Les médecins sont les plus mauvais, ils savent trop de choses, ils ne sont pas à l’écoute. Brancher le schizo dans d’autres espaces que la médecine. Benedetti et le rêve : il incitait à rêver de ses patients.

1h56’26 / A. Querrien : les processus de déterritorialisation ne sont pas que dans le patient et le thérapeute, mais dans toute la société et ça influe sur la relation. JCP : il y a des espaces de reterritorialisation où le patient peut introduire le thérapeute. Ils apportent au patient de la reconnaissance et de l’agir.

2h03’30 / Pourquoi, on ne se dit pas schizo-analyste ? Pour éviter l’identification. « Ceci n’est pas une pipe ». Les patients qui venaient à Laborde pouvaient s’en sortir. Influence de Laborde et de la psychothérapie institutionnelle. Laborde est une expérience révolutionnaire et dangereuse. La psychiatrie, affaire d’Etat. La question de la rentabilité. L’abandon des malades (SDF, 1 détenu sur 2 en prison a des troubles psychiatriques). L’homo economicus. La neuro-économie.

2h18’00 / La banalisation de la folie dans l’hôpital. Il n’y a plus d’infirmiers psy. Le bilan de la médecine de ville, la psychanalyse avec feuille de sécu.

La vérité, ça ne se voit pas, y a rien à voir…

Dimanche 20 janvier 2008

Histoire, sous-jacence et archéologie
par Jean Oury, Clinique de La Borde

« On n’est pas n’importe où à la longue… C’est ce que j’appelle la sous-jacence. C’est comme dans un village : dans un village, si on fait attention, on voit bien que c’est pas la même chose que dans un autre village. Tout au moins pour le moment, parce que tout ça, ça va être balayé par la technocratie…
Dans un village, ‘y a une ambiance, ‘y a une odeur particulière, ‘y a des habitudes qu’on ne connaît pas. On dit : « Non, ‘faut surtout pas passer par là, je sais pas pourquoi mais… fais le tour. » Si on interroge les nouveaux sur cette habitude, ils savent rien. Il faut aller au bistrot, le plus vieux bistrot du coin… et le type, il sait des tas de trucs : « Ah oui, ‘faut pas passer par là parce qu’il y a quarante-cinq ans, ‘y a un type qui s’est pendu. » — « Ah bon. » — « Oh oui, personne le sait mais on a pris l’habitude. » — « Ah bon, d’accord. » Alors ‘y a des quantités de choses comme ça qui apparaissent quand on dit « Ah, c’est la coutume, c’est l’ambiance. » Il y a une atmosphère mais elle est structurée. Ce qu’il y a de très curieux dans cette  détermination, dans cette aliénation on peut dire aussi, c’est que des nouvelles personnes arrivent et on les voit s’engager dans les chemins qu’on connaît déjà par cœur, qui ont déjà été tracés par d’autres mais qu’eux ne connaissent pas. Le groupe dossier qui s’est mis en place en septembre à La Borde illustre bien cette dimension.
C’est un groupe de moniteurs qui se réunissent une fois par semaine. Ils se penchent plus particulièrement sur le dossier de certains malades, ils étudient l’histoire, le contexte et font des prises en charge. Ça a été fait pour plusieurs malades compliqués et ça a tout changé. S’occuper comme ça personnellement, en connaissant un peu le dossier, en connaissant un peu le contexte, ça change forcément la perception qu’on a de l’autre… C’est pas seulement le club, les distractions, les traitements, bonjour-bonsoir, on entre vraiment dans les difficultés existentielles de l’autre. Et ça change tout pour la personne concernée. Et il n’y a pas que moi qui suis témoin de cela, c’est l’ensemble des personnes.
Ça peut aller d’une simple réflexion vague : « Ah ‘ben, elle va mieux Maria. » Ou d’une façon plus fine : « Au point de vue hallucinatoire, c’est comme ci, comme ça. Et puis il semble qu’il y ait une approche moins défensive, on peut lui parler. Maintenant au lieu de nous injurier, ce qui était sa seule façon de nous dire bonjour, elle nous dit autre chose »… Des subtilités comme ça qui peuvent aller très loin. Eh bien, c’est ça une émergence.

Maintenant, ce groupe dossier fait contagion : il est parti d’une personne au mois de juin, ils sont à neuf à présent. Et au sein du personnel, une vingtaine de personnes sont intéressées. Elles vont former des petits groupes de six ou sept.
Pour que cela se fasse, il faut attendre qu’une demande collective puisse se formaliser. Pour moi, l’important c’est que je ne prenne pas une position dictatoriale en disant : « Il faut faire un groupe ! » Mais il faut recueillir le groupe quand il se fait, alors là l’encourager vite. Si on ne l’encourage pas, il s’éteint.
Mais ce n’est pas moi qui ai demandé que ce groupe se réunisse pendant deux heures tous les lundis pour étudier les dossiers ; je n’ai pas demandé qu’ils convoquent les médecins en disant : « Raconte-nous un peu parce que c’est mal écrit dans le dossier » ; ça s’est fait tout seul. Et moi, je les vois une demi-heure le mardi après-midi. C’est bien plus symbolique qu’autre chose, parce qu’en une demi-heure… Mais tout au moins on parle : « Tiens, qui vous voyez ? » Et en observant la liste, on s’aperçoit que le nombre de malades pris en charge se multiplie.

Il y a toujours eu des petits groupes comme ça mais pas toujours aussi systématique. Ça s’est éteint vers 68 pour plein de raisons. Alors, c’est pas par hasard qu’un groupe comme celui-ci ne renaît qu’avec des nouveaux venus, en rapport avec une surdétermination collective qui n’est pas de l’inconscient mais qui est de l’ordre de ce que j’appelle la sous-jacence.

On peut parler d’une base lointaine comme ça… En 1947, il y avait dans les hôpitaux un psychiatre pour sept cents malades. C’était impossible que le médecin voit chaque malade. Alors s’il s’intéresse vraiment à quelques uns c’est au détriment de tous les autres. Ça a été un des drames de Daumézon, ça. Il posait toujours le problème : « Si on s’intéresse à quelques uns et les autres alors ? » Il faut inventer quelque chose. Il fallait trouver des moyens sur le plan pratique pour qu’il y ait le maximum de malades qui soient pris en charge. D’où l’introduction du psychodrame analytique et même du psychodrame morénien à Saint-Alban par Tosquelles, l’introduction également des thérapies de groupe avec Salomon Reznik qui est un lacanien qui se partageait parfois entre Saint-Alban et Sainte-Anne avec Daumézon et puis après à La Borde.
« Psychothérapie institutionnelle », c’est un terme à toujours remettre en question, c’est toujours dans un système de résistance, comme dit Bonnafé : résistance pendant l’Occupation, résistance à l’occupant mais résistance à l’Etat, à tout ce qui se passe actuellement aussi, on est toujours dans un système de résistance. Alors là, on s’est dit : « Si on pouvait remplacer un pour sept cents par cent pour sept cents, ça ferait un pour sept, ça pourrait se faire. » ; du moment qu’il y a des cours aux infirmiers d’initiation du rapport à l’autre, qui est la première démarche psychothérapique. Et puis pourquoi pas pousser un peu plus loin ? On pourrait multiplier le nombre de personnes initiées à une psychothérapie un peu plus fine. Alors c’est ce que j’ai proposé une fois que La Borde était un peu lancé, en 1957 : pourquoi pas former des infirmiers, qu’ils aillent eux-mêmes en analyse, en psychothérapie de contrôle ? Et que cette prise en charge psychothérapique des infirmiers se fasse aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’établissement. A condition qu’on change la structure de l’établissement parce que si le médecin directeur prend en charge un infirmier comme ça sans avoir au préalable mis en question sa place dans l’établissement — qui est une place d’aliéné, enfin… hiérarchique, administrative — eh bien, il vaut mieux que le type aille se faire voir à l’extérieur !
Donc, j’ai proposé cela en 1957 et ça s’est fait. Il y a eu beaucoup de gens qui sont allés en analyse et il y avait des groupes de contrôle. Il y a eu par exemple un petit groupe de gens dont Brivette, Françoise Morisseau, Micheline Leyer, qui venaient me voir et qui allaient chaque mois voir Gisela Pankow pour un groupe de contrôle. D’ailleurs Pankow avait très bien compris cette démarche. Donc, si on fait bien le compte : les groupes dossier sont nés il y a quarante ans. C’est vieux, c’est pas une invention récente ! Seulement, il y a eu un écrasement de toute cette mise en place psychothérapique par les idéologues de 1968. Qui étaient vraiment d’une bêtise… Soixante-huit a apporté des choses, je ne suis pas contre, mais l’idéologie qui régnait alors, depuis l’antipsychiatrie — ridicule — jusqu’à la schizoanalyse, ça a écrasé des quantités de mises en place très fines. On était très très en avance sur tout ce qui a pu se dire en 68, mais ça a été miné, effondré. Je dis souvent qu’il y a eu dix ans de bombardement idéologique à La Borde, écrasement du Club, etc… Et c’est seulement maintenant qu’on se relève des ruines. Comme quoi, il faut tenir malgré les événements et passer à travers… j’exagère peut-être un peu mais je suis certain de cela. D’ailleurs, mercredi dernier au cours d’une interview, on me posait cette question : « Est-ce que vous avez changé, est-ce que votre position est différente de celle d’il y a cinquante ans ? » Alors je leur ai répondu : « Quitte à ce que vous me traitiez de ringard, j’ai pas changé d’un poil, c’est la même position qu’en 47 à Saint-Alban. Et il faut lutter pour que ça ne disparaisse pas dans les nuages de la connerie. »

Donc, c’est seulement maintenant que peuvent réapparaître les groupes dossier mais ce n’est pas nouveau. C’est seulement maintenant que je peux dire : « Tiens, on peut remettre ça en forme. » Mais ce n’est pas moi qui l’ai provoqué : c’est une demande qui a émergé spontanément sans avoir connaissance des groupes du passé. Comme je l’ai dit avant, c’est ce que j’appelle la sous-jacence. Il y a des nouveaux qui arrivent et qui s’engagent sans le savoir sur des chemins qui ont déjà été tracés. C’est pour cela que j’ai utilisé le terme d’archéologial, par analogie avec le terme d’historial.

Alors c’est ça le système, il y a quelque chose… J’ai reconnu ce qui était en question dans ces prises en charge, j’ai reconnu là une structure nécessaire. Le système au sens de Hegel ou Kant ou le système chez tout le monde : une sorte d’aperception de quelque chose qui doit se faire — qui n’est pas un programme établi avec un projet, comme on dit « un projet thérapeutique », ce qui est la pire des choses — mais il y a une direction, un vecteur. C’est ce que Gagnepain appelle « dialectiquement téléotique ».
Alors qu’est-ce qui fait dire « C’est par là qu’il faut aller et pas par là » ? C’est ça le problème : être dans une sorte de certitude que c’est par là, que c’est ça qu’il faut faire. Même si on ne le fait pas mais c’est bien ça… Alors bon, on peut être soutenu par ce qu’on appelle de façon grandiloquente « l’expérience », en rigolant parce que l’expérience ça ne s’acquiert pas avec le temps. Il y a des gens de vingt ans qui sont plus expérimentés que des centenaires… C’est pas ça dont il s’agit, c’est du système. Alors on peut réfléchir un peu au système. On peut rappeler des souvenirs ; c’est pas de la mémoire, les souvenirs… Des souvenirs. Par exemple Saint-Alban, quand j’y suis arrivé, je ne connaissais pas grand chose à la psychiatrie… Et Tosquelles m’a dit : « Tu fais les cours aux infirmiers. » Et moi : « Des cours de quoi ? » C’est là qu’on constate que c’est en enseignant des choses qu’on ne sait pas qu’on les apprend le mieux. C’était des cours écrit par le Collectif Tosquelles, Bonnafé, Balvet, Chaurand et d’autres, des cours qu’ils avaient préparé depuis plusieurs années qu’ils avaient imprimé comme ça rapidement. Et c’est très intéressant de se rappeler que le premier cours aux infirmiers c’était sans citer le nom /La Distinction/ de Max Scheler, sur la sympathie et l’empathie. D’emblée, dans le premier cours : faire comprendre que le rapport à l’autre n’est pas de coller à l’autre, de coller et d’être dans la pitié ou les pleurs devant la misère du monde. Le rapport à l’autre, c’est non pas dans l’Einfühlung, mais dans la Verstellung, c’est-à-dire la sympathie. C’est-à-dire souffrir avec l’autre en gardant la distance justement pour être au plus proche. Tout était dit dans ce premier cours de ce qu’on a développé par la suite sur la dialectique du proche et du lointain. Ne pas se mélanger avec : c’est le minimum de l’approche thérapeutique de quelqu’un. Eh bien, c’était dit dans le premier cours et ça m’a appris ça tout de suite.

En 1947, je débarquais là-dedans et j’ai saisi que la meilleure méthode d’apprendre quelque chose c’est de l’enseigner aux autres. Je crois que Gadamer le dit, en reprenant Platon : tout savoir, toute connaissance, tout progrès est dialogal. En apprenant aux autres quelque chose qu’on ne sait pas bien oblige à tenir compte des autres et ça fait un échange, c’est dialectique. Il faut maintenir un va-et-vient permanent entre l’un et l’autre, et les autres. Et on voit bien que ça remet en question d’emblée l’absurdité de la hiérarchie. D’ailleurs, je suis toujours resté fidèle à cela : quand j’arrive au Séminaire à Sainte-Anne, je ne sais rien, je ne sais pas ce que je vais dire. Les gens croient que c’est une coquetterie mais c’est vrai, je ne sais rien, c’est le vide complet. Je suis surpris parfois du ton que ça prend. C’est ce qui compte : que les gens sentent justement ma propre surprise.
Alors il y a les souvenirs et puis il y a aussi l’oubli. On peut évoquer là un concept de Félix Guattari. Dans les années 60, il a parlé de la vacuole. Comme dans un organisme, une paramécie. On sait que la vacuole c’est très compliqué mais c’est du vide relatif, c’est ce qui permet qu’il y ait le métabolisme. Si on « tue » la vacuole, tout s’éteint… Et on le voit bien, pour qu’il y ait une structure il faut qu’il y ait une fonction relativement vide, un ensemble vide. Sur le plan topologique même : l’oubli… c’est difficile à dire rapidement, mais, pour moi, c’est justement ne pas chosifier. Parce que la mémoire, ce n’est pas le souvenir. Il y a de la mémoire — il n’y a pas une mémoire collective au sens jungien du terme — qui est une sorte de matériau de base et puis là-dessus, il y a des gens qui ont des souvenirs. C’est là que l’oubli c’est très important parce que quelqu’un qui ne serait que mémoire, ça n’existe pas, on ne peut pas se rappeler de tout. Là on rejoint aussi bien Hegel que Kirkegaard : le fait même de l’existence c’est la mise en place d’une négativité. Pas un choix au sens conscient du terme. C’est comme lorsqu’on se promène dans la rue par exemple : tout est très intéressant, tous les gens qu’on voit sont très intéressants mais si on s’intéresse à tout le monde, ce n’est pas vivable. Donc il y a une réduction massive du fait qu’on marche et qu’on s’intéresse à telle chose et pas à telle autre. Et ça ne veut pas dire qu’on méprise le reste !

A La Borde, nous avons eu le cas d’un jeune homme dont la fonction de pouvoir ne pas s’intéresser à tout était atrophiée. On l’avait surnommé « le Tourniquet » : quand il venait à la cuisine, par exemple, il tournait sur lui-même, il voulait tout voir. Tout, tout… Quelque chose d’impossible ! Alors là, on peut voir qu’il y a une fonction pragmatique de l’oubli. On peut dire surperficiellement : il faut mettre de l’oubli pour pouvoir continuer à vivre. Autrement… Et puis il y a toute une dimension logico-structurale de l’oubli. A ce propos, je cite souvent les paroles d’une femme très intelligente, elle m’a encore écrit ces jours-ci : « Ce qu’il faudrait, c’est de ‘hermétiquement clos parce que c’est intolérable qu’il y ait tout le temps une fuite du vide. C’est pas vivable. » Elle image l’hermétiquement clos par un souvenir : là où travaillait son père il y avait un trou et une chape en ciment, c’était un endroit où il y avait des appareils — quelque chose de l’ordre du Père —, mais elle dit : « La chape n’était pas bien mise, il faut remettre la chape. » Or, pour moi, la chape c’est le refoulement originaire : il faut qu’il soit bien fermé. Ça correspond à ce que dit Lacan, ce qui ferme, le refoulement originaire, c’est la barre de la métaphore primordiale, de la métaphore paternelle. Alors, je dis : « C’est quoi la psychose ? C’est une métaphore poreuse qui laisse passer l’oubli.» Or l’oubli, c’est la fonction -1, en gros. Freud le dit bien : si le refoulement originaire ne fonctionne pas, il n’y a plus d’inconscient, plus de préconscient… il n’y a plus de structure.

Il faudrait reprendre les notions développées par Henry Maldiney sur le temps. Dans /Aîtres du langage et demeures de la pensée/, il parle, en reprenant Bergson et les stoïciens, de la tension de durée, c’est-à-dire de ce qui vient du chaos, ce qui émerge sans arrêt, ce qui jaillit. Il dit que c’est la dimension du temps schizophrénique : Aïon. C’est le jaillissement éternel, c’est la source même avec toutes les variations, les rapports dyonisiaques à propos de Phanès, l’œuf de la nuit fécondé par l’aurore… Phanès, c’est la lumière… Maldiney souligne bien que ce qui est en question ce n’est pas au niveau des « extases du temps », c’est-à-dire du présent, du passé et du futur, du temps linéaire. Il distingue des niveaux du temps : le niveau de surgissement, de jaillissement et le niveau aoristique avec les tensions de durée. Et puis Chronos commence à exister… Et alors, comme dit Guillaume, il y aura des chronothèses, des thèses du chronos. C’est à partir du Chronos que quelque chose peut se délimiter. Le sujet, /subjectum/ en latin ou /Hipo kai menon/ en grec, c’est au moment du Chronos qu’il fait son apparition. Mais Chronos, c’est la dévoration permanente du temps. C’est ce que disait Hegel : que le présent disparaît tout le temps. Il y a une négativité. Mais heureusement on remplace le présent par le /jetz/, le maintenant. Le maintenant ce n’est pas le présent, c’est bien plus compliqué. Le maintenant n’a pas tellement de limites mais il est rongé de façon permanente. L’erreur serait de dire : mais alors il n’y a que de l’avenir ? Il n’y a ni avenir, ni passé, c’est une autre dimension, c’est le modal. Le modal, c’est là que peuvent apparaître des modes comme l’impératif, le vocatif, l’appellatif et puis… le subjonctif. Et c’est là qu’il y a une mise en question du sujet. Puis, apparaît un troisième niveau, c’est le Zeit, le temps des extases temporelles : passé, présent, avenir. Et le présent c’est complexe, il faut se référer à l’extraordinaire travail de Heidegger sur le temps que pour simplifier, Lacan, cité en 1964 par Scott dans la notice sur le Szondi, avait évoqué en disant à peu près cela : « Le présent c’est quand je parle. » Ça résume tout. Quand je parle c’est le présent, autrement dit c’est indissociable du langage. C’est d’ailleurs ce que disent Heidegger, Gadamer, tous les types qui réfléchissent un peu. Ça n’a aucun sens de parler du temps, si on n’a pas disons une « théorie du langage »…

Il faudrait également parler du parfait, qui n’est pas encore situé dans le temps, qui existe entre deux chronothèses. C’est une sorte de dimension épique. Il faudra revenir là-dessus parce que dans toute dimension institutionnelle, il y a une dimension épique. Mais il ne faut pas mélanger l’usage du parfait et du futur antérieur. Cela fait partie de toute la critique que je fais du mot « projet ». Le projet c’est toujours un peu chosifié… « Les projets… le plan quinquennal, etc. » Mais la dimension la plus noble d’un projet, c’est le précaire. Le futur antérieur, c’est une variation autour du précaire. Quand on parle d’historial, Geschichte, c’est une histoire on peut dire précaire. C’est justement ce qui compte : le précaire c’est par essence la dimension de l’existence. Un type qui ne se croit pas précaire, il se prend pour je ne sais quel pharaon…

Il faudrait aussi parler du quatrième niveau du temps dont parle Maldiney : c’est une dimension grecque, c’est Kaïros. C’est une divinité très fine, un adolescent qui passe, qui appuie un tout petit peu sur le plateau de la balance et tout change. C’est la moindre des choses qui est là. Seulement il faut que la balance existe… La définition de Kaïros, c’est le moment opportun ; ce qui correspond à ce que dit Lacan dans la logique assertive, son article sur : instant de voir, temps pour comprendre et moment de conclure. Kaïros, c’est le déclic. Pour soigner la schizophénie, il faut réussir à faire une greffe de Kaïros sur Aïon.
Alors la décision en rapport avec l’opportunité — c’est l’interprétation — vient faire une petite ligature sur ce qui jaillit sans arrêt, sans arrêt. Souvent, il n’y a que du jaillissement ou il n’y a que la décision ridicule, alors on reste comme ça dans un monde quelconque… Mais si on arrive à faire que Kaïros rencontre Aïon, alors là, ça va on peut y aller.

J’avais fait cette variation autour des concepts de Maldiney… Moi, je dis toujours que je ramasse les miettes des discours universitaires, philosophiques, analytiques… L’argument majeur n’est pas d’appliquer des théories extérieures mais à partir d’elles de créer des concepts, sur place. C’est pour cela que je fais un si grand cas de la dialectique et de l’embarras : il faut être dans l’embarras, il ne faut pas se contenter de petites formules qui nous sortent soit-disant d’embarras alors qu’elles empêchent en fin de compte d’être au plus proche des autres. Parce que c’est ce qui importe : s’il fallait donner une finalité téléotique un peu plus précise à notre travail, ce serait d’aboutir à ce qu’il y ait une émergence du désir de chacun. A travers toutes les brumes qu’on voudra. Et dans ce sens, le groupe dossiers remet en question la position de chacun vis-à-vis des gens qui sont là. Nous ne sommes pas là pour les regarder et les amuser, nous sommes là justement pour que dans le proche et le lointain dialectisés, il y ait une sorte d’émergence du désir, même le plus lointain de chacun. Alors ça c’est la Vérité. Mais ça ne se voit pas. C’est pour ça que lorsqu’un cinéaste vient, je dis : « Oh, ‘y a rien à voir. » Il s’est très bien débrouillé avec ça Nicolas Philibert… Il le dit à chaque fois d’ailleurs : « ‘y a rien à voir… » »

Des niveaux logiques de Bateson aux rhizomes deleuzo-guattariens

Dimanche 16 décembre 2007

Parmi les séminaires de F. Guattari de 1982, une intervention de Mony Elkaïm sur les niveaux logiques qui repart de Bateson pour disqualifier le modéle META et arriver au concept de « rhizome » : un entrelac complexe de relations (de niveaux) qui se recoupent n’importe comment et ne suivant aucune hiérarchie (pour une définition plus rigoureuse).

« Je vais parler simplement d’une manière assez courte de choses très simples mais qui me compliquent un peu la vie ainsi qu’à une série de gens qui nous intéressons à ce qu’on appelle des systèmes humains. Je parlerai d’une histoire de Bateson qui a affaire avec l’aspect des niveaux logiques.
Dans les années 56, il y avait un groupe de travail à Paolo Alto qui est une ville près de San Francisco en Californie qui a étudié des problèmes de communication ; c’est un groupe qui a étudié les communications chez les dauphins, chez les animaux et aussi chez les humains.
Dans toute une série de cas de communication entre schizophrènes, ils remarquent que ces gens avaient de drôles de manières. En l’occurrence, un jour ils avaient mis un enregistreur entre deux salles et dans chacune il y avait un schizophrène. Les schizophrènes se rencontrent et parlent. Le premier dit : « — Bonjour, je m’appelle Smith. Il s’appelle Andersen. Le second dit : « — Bonjour je m’appelle Tartempion. Il s’appelle autrement. Il y a toute une discussion où ils parlent. L’un parle comme s’il était un homme de l’espace, l’autre parle très différemment. Les gens de l’École ne sont pas tant intéressés par la thématique délirante, pas tant à ce que les schizophrènes racontaient qu’à la manière dont ils communiquaient. Ils ne se sont pas demandé : qu’est-ce qui fait que ce type parle d’aviation et pas d’hôpital, ou du chef des pompiers et pas du copain. Mais ils se sont demandé : Tiens ! qu’est-ce qui se passe entre eux. À ce moment-là ils avaient avancé ceci : toute communication, c’est quelqu’un qui dit à quelqu’un d’autre : « Je dis ceci à vous dans ce contexte-ci. »
Et ces schizophrènes là ont discuté d’une manière telle que l’un disait Je et il disait le contraire, dis ceci et il disait une chose et puis un énoncé complètement inversé, à vous : le chef des pompiers, dans ce contexte-ci : ici, c’est le champ d’aviation. Ils se sont alors demandé : qu’est-ce qui fait que ces braves gens communiquent d’une manière telle qu’ils disqualifient systématiquement ce qu’ils racontent. Certains se sont intéressés un peu au lien entre ces gens et le contexte où ils avaient grandi en se disant : est-ce que par hasard, il y aurait un lien entre la manière dont ces gens-là ont été élevé et le drôle de comportement qu’ils ont ? Certains se sont donc intéressés aux adolescents schizophrènes qui étaient dans l’hôpital psychiatrique et que leur mère venait visiter. Il y avait fréquemment des situations où l’adolescent n’était pas si mal que ça avant que la maman arrive et quand elle partait le gars était en crise de folie furieuse. Par exemple, ils se sont mis à filmer ou à enregistrer ou à prendre des notes dans des situations comme celle-ci : la maman arrive, le gosse fonce vers elle pour l’embrasser, la maman se rigidifie, le gosse se recule, la mère dit : « Tu ne m’aimes plus, mon fils ! », le gars ne sait plus quoi faire, alors il rougit et sa mère lui dit : « Mais mon chéri, il ne faut pas avoir honte de ses sentiments ! », et puis le gars déconne complètement.
Alors, à ce moment-là, on a commencé à penser en termes : mais dans quelle mesure est-ce qu’il n’y aurait pas eu deux messages envoyés : un message de type verbal (« mon chéri, viens près de moi »), et un message de type non-verbal qui est la rigidité du corps de la femme – ce qui fait que ce gosse a reçu deux messages contradictoires et que la mère ne sait pas quoi faire.
À l’époque, le premier texte écrit sur ce domaine-là était un texte sur le rôle que pouvait jouer la double contrainte (double bind) dans l’étiologie de la schizophrénie. C’est un texte très primitif, très simpliste où l’on parlait de mère qui piégeait et d’enfant qui était piégé. Or, dans un second temps, ils se sont rendus compte que ce n’était pas si simple que cela : que si, en l’occurrence, la maman disait à l’enfant : « mon chéri, viens sur mes genoux », et qu’elle se raidissait une fois l’enfant sur ses genoux, l’enfant disait : « quel beau bouton tu as là, maman ! » Ce qui fait que le gosse obéit au niveau verbal, il vient sur ses genoux, mais ce n’est pas pour elle qu’il vient, c’est pour le bouton qu’il vient. Ce qui fait qu’il lui renvoie une double contrainte et elle est dans une situation où elle réagit par une double contrainte, et alors c’est comme la poule et l’oeuf, on ne sait plus qui est le premier. Ce qui ne m’intéresse pas du tout.

À ce moment-là, Bateson avait dit : « Ah ! J’ai tout compris ! J’ai compris le dilemme du schizophrène : ce malheureux tente de répondre en même temps à deux niveaux, les niveaux verbal et non verbal, le niveau de la relation et le niveau du contenu. Pauvre schizophrène ! Il n’a pas lu Russel ! Il aurait lu Russel, il aurait tout compris ! » Qu’est-ce que Russel a raconté ? Russel raconte des histoires sur les niveaux logiques. Par exemple, une table, c’est une table. Je peux dire : il y a dans le monde entier deux classes : la classe des tables et la classe des non-tables, et le monde entier est là dedans, ce n’est pas faux, tout y est. Mais imaginons que je dise : j’ai la classe des concepts et la classe des non-concepts. Mais la classe des non-concepts, c’est un concept ça ! Ça ne marche plus. Alors, le brave Russel disait : « Il y a un problème logique qui crée des paradoxes mathématiques qui ne sont pas des paradoxes que l’on peut résoudre tant qu’on se rend malade à essayer de les résoudre au même niveau. » Pour arriver à se tirer des paradoxes mathématiques, disait Russel, il faut se rendre compte d’une impossibilité de tenter de parler d’un membre et de la classe qui le contient. La classe n’est pas ses membres et un membre d’une classe n’est pas la classe. Parler d’une chose comme si elle était l’un de ses membres, c’est faire une faute de type logique, il y a deux types logiques différents.
Donc, Bateson avance : le problème du schizophrène, c’est qu’il ne sait pas faire la différence entre le niveau de la relation (le niveau de ce qui se passe sous l’aspect éthologique, sous l’aspect de la distance), entre le niveau relationnel, le niveau non-verbal et le niveau du contenu, le niveau de ce qui lui est dit. Si le schizophrène était assez futé pour réaliser que le niveau de la relation était un niveau qui est méta- (qui est hiérarchiquement supérieur) au niveau du contenu, il n’y aurait plus de problème. Et alors, Bateson a résolu ainsi le problème de la double contrainte en disant que ce problème est lié au fait qu’il y a un malheureux qui tente de mettre ensemble deux éléments appartenant à des niveaux logiques différents. D’où Bateson disait : « dans une même famille, il y a de fortes chances que l’on ait un psychiatre, un clown et un dingue ! » Il ne veut prendre en formation que des gens qui ont un frère dingue autrement cela ne marche pas. Dans un contexte constant où l’on mélange les types logiques, ou l’on devient clown pour s’en tirer, ou l’on devient psychiatre pour essayer de comprendre quelque chose, ou l’on devient malade mental…
Si parmi vous certaines personnes ont eu la curiosité de lire ces deux livres que Le Seuil a publiés, vous verrez que, pratiquement, dans deux articles sur trois, Bateson fait référence à sa typologie pour se tirer d’affaire ; qu’il s’agisse de n’importe quelle histoire, il sort de son chapeau le petit machin magique que sont les niveaux logiques. C’est devenu quelque chose de très important dans les approches systémiques aujourd’hui aux États-Unis et il est rare que vous ne trouviez pas dans chaque article une référence aux niveaux logiques qui vont tout résoudre.
On penserait alors en termes d’un monde de poupées russes. Comment ce monde fonctionne-t-il ? Il fonctionne grâce à une interaction, dit un brave post-batesonien, de type couplage, comme diraient les physiciens. Voici qu’entre chaque anneau de cet oignon quelque chose va se passer qui fera que de proche en proche, tout est lié. En plus, là-dedans, c’est comme dans une voiture, tu ne peux pas aller de première en troisième directement.

Par exemple, tu as le niveau I : j’apprends, le niveau II : j’apprends à apprendre le niveau III : j’apprends à apprendre à apprendre… Il faut respecter la chaîne, c’est sacro-saint, et si tu sautes, tu ne joues plus. C’est comme à la marelle.
Il faut savoir suivre l’ordre.
C’est le monde dans lequel nous nous débattons, dans ses diverses approches épistémologiquement différentes, ce monde des niveaux logiques. Il est vrai que c’est extrêmement étouffant, ce monde où l’on gagne son ciel en passant de ciel en ciel et le septième est vraiment très loin !

E. – Dieu est un oignon !

F. – Je croyais que c’était un grand lapin !

M. – Je crois, pour ma part, qu’il y a des milieux divers qu’il faut interrelier mais je ne crois pas qu’il y ait de hiérarchie. Je ne crois pas qu’il y ait de partage obligé. Je ne crois pas qu’il y ait de situation méta-. Je crois, au contraire, que des raccourcis sont possibles qui permettent de pouvoir croiser ces niveaux à différents moments, à différents lieux et toute la discussion, c’est comment, effectivement, pouvoir parler de ces croisements qui ne sont pas hiérarchiques.

A. –… qui sont hiérarchiques dans un certain type de société quand même. Précisément, il y a l’ordre qui règne et dans cet ordre les niveaux sont effectivement hiérarchisés. Si tu es bien élevé, tu sais que le niveau verbal est supérieur au niveau physique.

M. – La différence est hors toi, qui dis : moi, A., avant de parler, je précise une chose : ce que je vous dis n’est valable que par rapport à une culture spécifique, une culture dominante dans un lieu spécifique, ce que je vous raconte n’a rien affaire avec une universalité. Bateson ne dit pas cela !

A. – Je veux dire que l’ordre social fonctionne beaucoup comme cela. J’ai beaucoup travaillé sur l’État, et l’on s’aperçoit que le double bind, c’est vraiment la démarche même de l’État. À chaque foi qu’il donne quelque chose d’une main, il le retire de l’autre. Mon travail le plus récent, c’est par exemple la création de la Sécurité Sociale en 1945. On crée des caisses autonomes : gestion syndicale, c’est vous qui gérez, allez-y les gars ! Et au même moment (ce que l’on est d’ailleurs en train de faire avec la loi sur la décentralisation des collectivités locales) on décide que les décisions des conseils d’administration ne sont pas applicables avant un mois, pendant lequel le Ministre peut les suspendre, y mettre fin. Au même moment. Alors les gars ont eu effectivement deux attitudes : soit le super-conformisme, allant voir le Préfet avant de prendre toute décision, soit la provocation. Et dans les deux cas, il n’y a jamais eu de Sécurité Sociale autonome. Et tout l’État, quelque soit le grand corps que l’on prenne, fonctionne comme cela. Donc, c’est vraiment le fonctionnement même de l’ordre, je le crois.

M. – Effectivement, nous ne croyons pas qu’une double contrainte existe comme ça. Elle n’existe que parce que, dans une même démarche, un ordre ou une personne est tentée de rendre compte de différents niveaux de réalité, d’où l’aspect apparemment contradictoire, mais qui n’est pas contradictoire. En fait, on ne fait que dire à la fois et que montrer à la fois différents niveaux. En réalité, il n’y a pas des double bind, il y a des sextuples bind. Des situations où tu as X. niveaux de réalité que tu dois présenter à la fois puisque tu es obligé par ton comportement de montrer que tu obéis aux différentes règles implicites. D’où une situation où ce n’est pas la communication du tout, ça n’a rien à voir avec cela, ça a à voir avec autre chose. Ce n’est pas que tout ordre engendre un double bind, c’est tout système qui à partir d’un moment donné tente de respecter un niveau qui est le niveau je dirais explicite des règles supposer fonctionner, tout ordre respectant par ailleurs les règles de ce système qui sont des règles implicites mais qui elles aussi le régissent, fait que tu as constamment à chaque pas différents niveaux qui se situent. Et ces niveaux ne sont pas hiérarchiquement différents.
Ils sont cet entrelacs complexe que Félix appellerait rhizomatique parce qu’ils se recoupent n’importe comment et suivant aucune hiérarchie. C’est un des points que je voulais amener au débat. »

Un exemple pour comprendre la schizo-analyse : « Shining » de Kubrick (1/2)

Vendredi 16 novembre 2007

Première partie d’un exemple tiré de la présentation du séminaire de Félix Guattari sur la Schizo-Analyse du 09/12/80 : le lien pour enregistrer le fichier PDF

La lecture de la présentation du séminaire est ardue, les concepts fourmillent déjà,  jusqu’à ce que cet exemple éclaire magistralement la manière par laquelle des éléments a-signifiants influent sur un sujet. Et ainsi, ce qu’on entendrait par schizo-analyse…

(Pour le deuxième partie : http://antioedipe.unblog.fr/2007/11/19/un-exemple-pour-comprendre-la-schizo-analyse-shining-de-kubrick-22/)

« (…) F : On est passé dans le champ où il faut rendre des comptes : tu es assis devant ou tu es assis derrière ? Tu es homme ou tu es femme ? Explique toi ! Tu ne peux pas être partout ! Il y a un langage ! C’est : oui/non, blanc/noir.

(…)

P : D’où ça vient ? D’où vient l’injonction ? À ce propos, je pensais au dernier film de S. Kubrick, Shining. 

Pour résumer : un homme est chargé de garder un hôtel, complètement isolé en plein hiver, où il sera seul dans cet immense espace avec sa femme et son gosse. On lui dit qu’il sera très bien payé, nourri, ce sera très bien, il vivra vraiment comme dans un palace (c’en est un). Mais à une condition : il doit savoir, quand même, qu’il y a une histoire. Il s’est passé un drame, ici, il y a quelques années : le gardien a tué à coups de hache sa femme et ses deux filles. C’est pourquoi on a beaucoup de mal à trouver quelqu’un qui veuille bien reprendre la place. Lui, répond que ça lui est bien égal, au contraire ! C’est très drôle ! Très amusant ! « — Mais votre femme n’y verra pas d’inconvénient ? — Mais non, mais non, mais ma femme… » À sa manière de prononcer ces mots, on sent que déjà, de toutes façons, sa femme n’a pas voix au chapitre, la cause est entendue, c’est lui qui décide.

Il se retrouve donc là-dedans et, évidemment, est pris dans l’atmosphère de cet hôtel, qui est décrit vraiment « Kubrick » : c’est 2001, l’odyssée de l’espace, le vide énorme, un hôtel un peu vieux jeu, construit vers 1900, avec d’immenses pièces, des tentures et des meubles très américains, très fastueux et en même temps suranné.

En tant que spectateur, tu commences à vraiment suer l’angoisse alors qu’il n’y a rien du tout : il y a simplement du vide. Effectivement, petit à petit, cet homme est pris dans quelque chose qui est comme une injonction venue d’ailleurs.

Ce qui est très fort, à mon avis, c’est que, dans les moments où il commence à rêver, ou à imaginer, ou à délirer – on ne sait pas très bien, parce que c’est du rêve éveillé – il se trouve dans cet hôtel, cinquante ans auparavant. Alors, tout d’un coup, il y a du monde : il y a un barman qui le sert, etc.. Et on voit apparaître un certain type de relations aux hommes, dans une société où les hommes, les pères de famille étaient, quand même des gens qui se faisaient respecter. Et tous les hommes qu’il rencontre lui renvoient un discours de cette sorte : « Ce n’est pas parce qu’on est en 1980…, qu’il faut que tu te laisses faire par ta bonne femme et ton petit gosse ! »

À un moment donné, il rencontre fantasmatiquement – dans une espèce de délire – un ancien gardien qui lui dit : « Nous sommes là depuis toujours pour garantir – quand même ! – qu’on ne va pas se laisser faire. » C’est le moment où s’approfondit alors, complètement, sa paranoïa, et où, effectivement, il passe à l’acte : il commence à poursuivre sa femme avec une hache, et son gosse aussi.

L’idée géniale de Kubrick, c’est que, s’il n’arrive pas à faire ça, c’est parce qu’il y a, quelque part dans le jardin de l’hôtel, un labyrinthe taillé dans des massifs de buissons : le gosse se sauve dans le labyrinthe, le père n’arrive pas à l’y retrouver, et finalement, meurt de froid ; alors que le gosse, lui, arrive à en sortir.

Ce que j’ai trouvé extraordinaire, c’est l’idée qu’il y avait un lien, une connexion entre l’espace (son architecture, son dessin, le décor, la couleur, la disposition, la grandeur des pièces, la profondeur des couloirs, etc.) et un certain état de société, une certaine éthique, un certain type de fonctionnement des machines familiales, qui pouvait se transmettre tel quel, simplement au travers de ce décor. Du moment qu’il était là, cet homme était pris littéralement, dans une machinerie paranoïaque, transmise par le dix-neuvième siècle : « Tu ne vas pas être un mec moderne, qui fait la vaisselle, et qui se laisse monter dessus par le gamin ! Ça ne va pas du tout ! » Et, de fait, il répond à cette injonction ; il se passe un phénomène de cet ordre.

J’ai trouvé intéressante l’idée que la folie ne vient pas à quelqu’un, nécessairement dans une relation à d’autres sujets ; mais au travers de tout un dispositif architectural, et de décor qui tiennent lieu… 

F : d’agencements matériels, de montages. 

P : Plus qu’un territoire, c’est toute une culture : ces meubles, cette énorme cuisine, le garde-manger… 

F : les idéalités qui sont accrochées aux objets…

P : C’est cela. Une transmission comme ça.

Z : Un autre coup de génie de Kubrick, à propos de l’injonction, c’est la dimension phonétique.

C’est très frappant dès le début du film : dans ce gigantesque hôtel que tu viens de décrire, un môme fait du tricycle : Vrrrrououoummm ! Comme un fou ! très très vite. Il y a, évidemment, une succession de tapis, de marbres, de parquets, etc., et au niveau du son, toute une gamme se met en place, comme des ritournelles qui annoncent cette autre dimension, cet autre plan qui, à un moment donné, va complètement envahir cet homme.

C’est intéressant au niveau de ce que tu disais tout à l’heure : cette hétérogénéité des composantes – composantes complètement a-signifiantes – qui, à un moment donné, vont injecter un processus ; et qui ne font pas du tout appel – disons – à une réserve, à une quantité d’énergie quelconque, mais à des processus qualitatifs, hautement différenciés.

P : C’est vrai ! Le premier moment d’angoisse, c’est le tricycle. Le bruit. Sur le tapis, on n’entend rien, et puis, dès qu’il sort du tapis et qu’il est sur le marbre ! Là tu commences à avoir vraiment peur ! La bande son est extraordinaire !

X : Et la machine à écrire ?

P : Oui ! C’est un élément d’angoisse inouï ! Alors que ce n’est rien du tout ! (C’est quelque chose !)

Le peuple qui manque, serait-ce… les Alcooliques Anonymes ?

Jeudi 1 novembre 2007

On connaît l’intérêt de Deleuze-Guattari pour Bateson, le génial chercheur américain (Le titre Mille plateaux renvoie d’ailleurs à son étude des plateaux d’intensités balinais).

Bateson a publié en 1971 dans Psychiatry « La cybernétique du « soi » : une théorie de l’alcoolisme » (tiré de « L’écologie de l’esprit« ), où il fait le lien entre la théologie des Alcooliques Anonymes et la cybernétique du « soi » qui vise à dépasser le mode de pensée occidental cartésien. 

Dans son article, il frôle l’ordre symbolique lacanien : Dans l’histoire naturelle de l’être humain, (…) ses croyances (d’habitude subconscientes), relatives au type de monde où il vit, déterminent sa façon de percevoir ce monde et d’y agir, ce qui déterminera en retour ses croyances, à propos de ce monde. L’homme se trouve ainsi pris dans un réseau de prémisses épistémologiques et ontologiques qui, sans rapport à une vérité ou à une fausseté ultimes, se présentent à ses yeux comme (du moins en partie) se validant d’elles-mêmes (…). Toutefois, il n’existe aucun mot adéquat pour couvrir la combinaison de ces deux concepts. Les approximations les plus satisfaisantes seraient: «structure cognitive» ou bien «structure caractérielle»; mais ces termes ne suggèrent nullement que ce qui est important c’est un ensemble d’hypothèses ou de prémisses habituelles, implicites dans la relation entre l’homme et son environnement »

Ensuite son concept de relation symétrique renvoie au rapport du moi avec le petit autre, l’autre imaginaire. Il n’évoque pas le grand Autre, mais propose la notion de relation complémentaire.

Pour en revenir à l’alcoolique, Bateson décrit les symptômes d’un moi en lutte avec le petit autre (relation symétrique), la lutte prenant la forme d’un défi qui consiste à prouver à ses accusateurs qu’il peut s’arrêter de boire et rester sobre tout autant qu’eux (la fierté de l’alcoolique). Mais au final, il ne pourra jamais vaincre, car comme dans la névrose obsessionnelle, son désir de sobriété s’écroule dés qu’il n’a plus rien à prouver, c’est-à-dire dès lors qu’il risque de vaincre cet autre accusateur qui le soutient dans son désir de ne pas prendre d’alcool. Le désir de sobriété fonctionne en couplage avec la résistance à l’alcool. Dés lors que l’alcoolique quitte ce terrain, qu’on ne le stigmatise plus comme celui qui est la proie de la bouteille, le désir de sobriété n’a plus lieu d’être, et il replonge dans la boisson. Jusqu’à ce que  ce soit la bouteille qui devienne cet autre qu’il faille vaincre à son tour par la puissance de sa volonté. Combat perdu d’avance, car l’alcool n’est que la métaphore d’un pouvoir supérieur. Le moi (ou la prétention du sujet occidental à croire qu’il est le capitaine de son âme) ne peut qu’en ressortir vaincu, définitivement démonté et riche d’une connaissance nouvelle. Et, si le sujet ne crève pas avant l’ultime étape indispensable à la transmutation, c’est-à-dire s’il touche le fond et qu’il survit à cette descente aux enfers, le sujet reconnaîtra alors qu’il existe un pouvoir supérieur au moi (Dieu, l’inconscient, etc…). Ce sera le début d’une reconversion en profondeur de son mode de pensée…

Voici un extrait de L’esprit du don (1992, éditions La Découverte), Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé.

« Or, aucun doute ne peut subsister au sujet des AA : il s’agit d’un système de don autant dans la philosophie des groupes que dans leur mode de fonctionnement. Une personne qui accepte de devenir membre doit reconnaître qu’elle est alcoolique et qu’elle ne peut s’en sortir seule, que sa capacité d’en sortir lui viendra d’ailleurs, d’un don accordé par une force supérieure « telle [qu'elle-même] la conçoit ». Une telle reconnaissance signifie que la personne rompt avec le narcissisme de l’individu moderne, qui entraîne chez celui-ci une confiance sans limites dans ses capacités personnelles d’être « indépendant et autonome » et une crainte également sans limites de se retrouver « absorbé par l’autre » (Romeder, p. 68-71). Selon plusieurs chercheurs, ce trait de personnalité tend à être amplifié chez l’alcoolique. C’est la première étape à franchir. Suivent un certain nombre d’autres étapes que traverse chaque membre, et la dernière consiste à transmettre à un autre alcoolique le don que l’on a reçu. La transformation des personnes qui adhèrent aux AA est souvent spectaculaire et profonde. Elle va bien au-delà de la maladie qu’est l’alcoolisme. Un supplément est donné qui dépasse de loin le but immédiat. Nous avons observé cette transformation, et avons également entendu témoigner des membres, ainsi que leurs proches. « Ma mère a été sauvée par les AA. C’était une loque. Non seulement elle ne boit plus, mais sa personnalité est transformée. Elle est épanouie. Par exemple, elle qui craignait plus que tout au monde de parler en public, maintenant elle en éprouve un grand plaisir. »

Voyons de plus près le fonctionnement de ce système de don, à la fois éminemment moderne et bien traditionnel. 

Moderne, il l’est d’abord par la liberté des membres. Pour devenir membre, il suffit d’accepter de ne pas boire pendant 24 heures. Aucune vérification n’est faite, seul le témoignage de l’individu compte. On peut entrer et sortir d’un groupe AA, changer de groupe, revenir, à sa guise. Ces groupes sont maintenant répandus dans le monde entier. Ils constituent une fédération mondiale, un réseau de réseaux entièrement contrôlé par la base, et les groupes eux-mêmes se rapprochent de la démocratie directe. Aucun leader charismatique, aucun gourou, mais au contraire l’anonymat, même pour les fondateurs des AA, dont on ne connaît que les prénoms, comme pour tous les autres membres. Moderne aussi par le fait que les groupes ne sont pas fondés sur un passé commun, la communauté territoriale ou culturelle des membres, mais sur un problème spécifique. Toute la littérature des AA insiste sur le fait que leur seul but est d’aider les alcooliques, ce qui leur est d’ailleurs souvent reproché par les groupes à tendance plus politique. Mais paradoxalement, on l’a vu, la modestie du but n’a d’égale que l’importance des résultats atteints chez les individus qui y adhèrent, importance qui s’étend bien au-delà du fait de ne plus boire. 

Les manifestations de cette transformation font parfois dire aux professionnels qui traitent les toxicomanies que les AA sont une sorte de secte étrange. Il est difficile d’accorder foi à cette critique lorsqu’on observe de plus près ce qui se passe chez les AA. Ceux qui critiquent confondent des phénomènes propres aux sectes avec la dépendance qui peut se développer chez certains alcooliques durant les premières phases de désintoxication, au moment où ils adhèrent au mouvement, réactions qui s’expliquent par l’état de délabrement physique et moral alors éprouvé. Les alcooliques vivent certes des moments de fébrilité et des états étranges pouvant les faire assimiler à de nouveaux convertis, états qui peuvent sûrement effrayer des professionnels peu habitués à observer de tels résultats dans leur pratique. 

Et pourtant, malgré sa grande modernité, ce mouvement possède aussi de nombreux traits traditionnels. Il n’existe pas de rupture, pas d’intermédiaires dans ce système fondé sur la transmission d’un don. Les AA ont une position radicale sur ce sujet. L’alcoolisme est considéré comme une maladie incurable. Le membre des AA est donc toujours un alcoolique, mais un alcoolique qui ne boit pas. Ce faisant, aucune rupture n’est introduite chez les membres entre celui qui vient d’adhérer et celui qui est membre depuis vingt-cinq ans. Il n’y a pas d’un côté le malade, le client, et de l’autre celui qui est guéri, le compétent, celui qui sait. Les AA poussent ce principe très loin. Ainsi, un membre qui intervient dans une réunion doit toujours commencer en s’identifiant (prénom seulement) et en ajoutant « je suis un alcoolique ». Dans notre perspective, ce refus radical de la distinction producteur-usager (elle-même à l’origine de l’importance actuelle des intermédiaires dans les systèmes marchand et étatique) est fondamental et explique les caractéristiques communautaires et l’absence de bureaucratie des AA, malgré leur développement spectaculaire. Le don peut circuler, il n’est pas interrompu, les intermédiaires n’ont pas de prise sur un tel système, qui s’appuie sur le principe communautaire et la démocratie directe, le président de chaque groupe étant élu par les membres et changé tous les trois mois. 

Afin d’éviter encore plus toute « tentation » bureaucratique et professionnelle, les AA se méfient de l’argent, quelle que soit sa provenance. Ils refusent toute somme provenant de l’extérieur, que ce soit de l’entreprise privée ou de l’État. Chaque communauté (groupe) AA doit s’autofinancer. À la fin de chaque réunion, on passe le chapeau, en demandant toutefois aux personnes invitées qui ne sont pas membres de ne pas donner ! Aucune publicité n’est faite. Le réseau mondial des AA s’étend autrement : comme le don, il circule, il est transmis. 

Plusieurs autres traits rapprochent les groupes AA d’un mode de fonctionnement traditionnel. Ainsi, même si la communauté n’est pas fondée sur un passé commun, les réunions consistent souvent à écouter un membre raconter son histoire, son passé d’alcoolique. Cela s’appelle un « partage ». En outre, l’importance des transformations qui surviennent souvent n’ont d’équivalent que dans les rites d’initiation décrits par les anthropologues. Enfin, la nécessité que le membre s’abandonne à une force supérieure de qui il va recevoir le courage de cesser de boire est à la fois traditionnelle et moderne. Moderne, au sens qu’il s’agit d’un Dieu personnel, tel que chacun le conçoit (les AA insistant beaucoup sur le fait qu’ils ne sont en aucune manière une religion, que chaque membre croit à ce qu’il veut) ; mais traditionnelle, car il est nécessaire de croire en une force qui délivre le membre du narcissisme caractéristique de l’individu moderne. Comme l’écrit Bateson : « On transcende le problème par une sorte de double reddition : on établit une sorte d’équivalence entre l’alcool et Dieu, qui sont tous deux plus puissants que nous. Bill W., qui a fondé les Alcooliques anonymes, était malin, très malin » (1989, p. 177). Les AA accordent une importance particulière à la nécessité pour le moi de « se rendre », de s’abandonner, à la reddition de la personnalité. L’individu qui adhère aux AA troque la conscience narcissique solitaire de l’alcoolique contre la conscience de faire partie d’un ensemble plus vaste auquel il s’abandonne. Il expérimente l’extension de la conscience qui accompagne la connexion à un système de don, et qui lui procure la force d’affronter sa « maladie ». 

Traditionnels et modernes, Gemeinschaft et Gesellschaft, mais fondés sur l’absence de rupture et sur le don, les AA font éclater ces catégories et remettent en question le dualisme occidental et les alternatives à l’intérieur desquelles nous placent la plupart des auteurs, alternative entre la souveraineté de l’État et celle de l’individu (Bowles, 1987), entre le holisme et l’individualisme (Dumont), plus généralement entre l’esprit et la matière, comme le note encore Bateson (1972, p. 337), l’un des rares chercheurs en sciences sociales à s’être intéressés aux AA. « Le monde des gens sobres pourrait tirer bien des leçons de [...] l’expérience des Alcooliques anonymes. Si nous continuons à raisonner selon le dualisme cartésien, en opposant l’esprit à la matière, nous continuerons aussi sans doute à voir un monde où s’opposent Dieu et l’homme, l’élite au peuple, les peuples élus aux autres, les nations entre elles, et l’homme à l’environnement. Il est peu probable qu’une espèce qui possède simultanément une technologie avancée et cette curieuse manière de voir les choses puisse durer très longtemps. » (Notre traduction.) 

Une telle remise en question ne vient pas des exotiques philosophies orientales, mais tout banalement des États-Unis, de la classe moyenne américaine, d’un Américain anonyme ! Ce n’est pas le moindre des paradoxes des AA, qui explique sans doute en partie le peu d’intérêt manifesté par les intellectuels pour une expérience et une philosophie aussi riches, efficaces, nouvelles et anciennes à la fois. Les AA sont une sorte de révolution. Mais par analogie seulement. Car ils se répandent sans bruit et sans martyr. Ils ne revendiquent rien, ne s’engagent dans aucun débat et répètent sans cesse leur unique et modeste but : aider ceux qui veulent cesser de boire. Mais nos catégories de pensée cartésiennes ne s’appliquent pas à ce réseau fondé sur le don, qui se répand anonymement, par contact direct hors de l’État et des médias, mais hors de la tradition aussi. Il redonne un sens à la vie de dizaines de milliers de personnes en voulant seulement apporter une solution à leur problème d’alcool. Ce n’est pas une religion. C’est une nouvelle forme de socialité qui reste à penser ; c’est un modèle de la façon dont peut fonctionner un système de don aujourd’hui, qui nous donne peut-être un avant-goût de ce que pourrait être la société moderne et les rapports humains si nous arrivons un jour à sortir du paradigme de la croissance, si le marché devient un bon serviteur (a good servant) plutôt qu’un mauvais maître (a bad master), si les économistes, selon le vœu de Keynes, se contentent de la modestie des dentistes !  »

PSYCHOSE : Les schizos chez le psychanalyste

Dimanche 2 septembre 2007

Une série documentaire audio sur l’ordinaire de la folie avec différents schizophrènes en séance chez un psychanalyste, réalisée par Claire Hauter, mixé par Samuel Hirsch

sur ARTE

(> ou en flash,  allez sur l’onglet SERIES (celui en vert) puis sur PSYCHOSE (émission du 23/05/2007))

On retiendra entre autre Bertrand qui ne trouve pas son psychanalyste en très grande forme, et le dialogue à trois, véritable saynète du théâtre de l’absurde, où un patient explique qu’il s’est fait interner pour suivre son copain, un autre énumère une liste interminable de médicaments et de psychiatres auxquels il a eu à faire, etc.

AGATHE
L’ESPRIT ETAIT DANS L’AIR
Chaleureuse, cultivée, marrante, Agathe a 27 ans et souffre de délires schizophrènes. Lors de son rendez-vous chez le psy, elle raconte les voix dans sa tête, mais aussi ses lectures et sa vie « normale ». Agathe nous ressemble.

BERTRAND
COMMENT CA VA, VOUS ?
Bertrand vient à son rendez-vous chez le psychanalyste. Il trouve qu’il fait sombre dans la pièce. Bertrand est schizophrène.

BRUNO CHEZ LE PSY
J’AI JAMAIS AIME ETRE AIME
Fils d’une mère maniaco-dépressive, Bruno a accumulé les crises et les galères. A travers son récit chez le psychanalyste émerge un panorama troublant de notre société. L’histoire de Bruno est aussi l’histoire d’une économie libérale devenue folle.

A TROIS
DIALOGUES DE FOU ?
Face au psychanalyste, trois patients schizophrènes échangent en liberté sur leur maladie, dans une joute verbale hilarante et terrible. Enumérations de médicaments, de psys rencontrés. Un air de Beckett ou de Ionesco pour une scène authentique : la folie racontée par ceux qui la vivent.

VOYAGE AUX URGENCES PSYCHIATRIQUES
JE SUIS VENU POUR OUBLIER
Aux urgences psychiatriques de l’hôpital Sainte-Anne (CPOA). De la salle d’attente aux couloirs, des infirmiers au psychiatre, un service tente d’endiguer les crises ordinaires. Fil rouge : Rémi, un architecte venu de province et trouvé nu dans la rue. Un cas bouleversant de «voyage pathologique».

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