• Accueil
  • > Cybernetique et French Theory

Archive de la catégorie ‘Cybernetique et French Theory’

Chimères N°75 Devenir ~ hybride, sortie en ligne, avant parution en septembre

Jeudi 11 août 2011

Devenir~hybride, corps-prisons et corps-plateaux

Concept 1
Bernard Andrieu, L’hybridation est-elle normale ?
Michèle Robitaille, Natural Born Cyborg?

Clinique
F. Destruhaut, E. Vigarios, B. Andrieu, Ph. Pomar, Regard anthropologique en Prothèse Maxillo-Faciale : entre science et conscience
Nicole Farges, Un homme branché, Implant cochléaire et surdité
Mileen Janssens, Fragments et liaisons dans la langue et le signe: sémiotique et autisme

Politique
Raphaël Verchère, La prothèse et le sportif : du dopage comme résistance à la domination des stades
Jean-Paul Baquiast, Les processus co-activés et la nouvelle maîtrise du monde

LVE 1
Anne Querrien, Manola Antonioli, Quelques textes fondateurs sur le post-humain
Bernard Andrieu, Procréation, Hybridations

Esthétique
Alice Laguarda, Post-humain et invention de soi dans la création contemporaine
Mickaël Pierson, Brice Dellsperger / Body Double : aux frontières du réel

LVE 2
Manola Antonioli, Post et cyberféminisme
Jacques Florence et Pierre Vogler-Finck, Le Meilleur des nanomondes

Agencement
Maud Granger Remy, Fictions post-humaines
Elias Jabre, Second Life : Et si la mort de l’Homme était comique ?
Félix Guattari, Vers une ère post-média (octobre 1990)

Terrain
David Puaud, L’alter ego pouvoir
Groupe d’étudiants, Médias et TIC dans les révolutions arabes : la Tunisie

Concept 2
Janice Caiafa, Aspects du multiple dans les sociétés de communication
Bruno Heuzé, Du nouvel âge de la mécanosphère
Jean-Philippe Cazier, Entretien avec Jean-Clet Martin à propos de « Plurivers »

Fictions
Alain Damasio, Hybris
Olivier Auber, Impossible de penser
Istina Ntari, Je ne suis pas née dans la lumière

Textes complémentaires publiés dans Chimères antérieurement
Paul Virilio, Vitesse, vieillesse du monde
Les séminaires de Guattari (1984), La machine (biologique, mathématique, etc.)

A la recherche du politique… un outil qui mesurerait l’état de consistance des énoncés

Samedi 7 novembre 2009

Tout un réseau d’énoncés institués comme légitimes (être citoyen, voter, etc.) et qui instituent des sujets, c’est-à-dire leur donnent consistance et donnent consistance à un échange de parole qui permettrait de faire évoluer une action commune dans des rapports de force en assurant un lien social : ça serait ça, la politique !

L’état d’envoûtement d’une société

Quand ce réseau d’énoncés se transforme en axiomatique : il s’agit alors de jouer de ces discours afin de donner l’illusion de la politique, alors que les pouvoirs sont en réalité dissimulés dans d’autres lieux.

Mesurer le décalage entre ce réseau d’énoncés et son état de consistance révèle la puissance de dissimulation ou l’état d’envoûtement d’une société.

Par exemple : « être citoyen » devrait donner consistance à des pratiques comme « voter » : or taux d’abstention record en raison d’une incapacité à croire à l’action du vote, etc.

En parallèle, quels énoncés peuvent provoquer le désir ?
Où est-ce qu’un sujet trouve consistance pour assurer le dialogue et le lien social ?
Le premier pas de l’enquête consisterait à mettre en parallèle des réseaux d’énoncés en construisant un outil qui mesurerait leur état de consistance, c’est-à-dire leur capacité à assurer le politique :
- les énoncés institués comme légitimes pour faire de la politique mais dont l’état de consistance est déliquescent
- les énoncés dissimulés ou non qui sont les véritables lieux des pouvoirs qui donnent consistance aux sujets.
- les énoncés nouveaux qui apparaissent hors de ces lieux

Quand les énoncés politiques légitimes sont en déliquescence, surgissent les  morts-vivants.

Le cynisme

Il est proportionnel au décalage entre l’investissement libidinal de valeurs dont nous sommes les héritiers et le fait que les énoncés qui les soutiennent ont été détournés ou effacés pour être rendus inopérants.

> La mauvaise conscience
> la question de la parodie

Les lieux de vie qui se segmentarisent et se transforment en lieux de rabattement

Faute d’assurer le lien social et politique, les énoncés déliquescents entraînent des phénomènes de repli.

La famille et le couple avec ses logiques névrotiques qui redoublent de violence.

L’amitié des entre-soi, tout en jouant sur le terrain du désir mimétique et donc lieu du narcissisme exacerbé.

Des communautés dites religieuses, sont en général convoquées et présentées comme permettant de retrouver d’ultimes catégories d’énonciation du sens et des valeurs.
Mais ces énoncés semblent incapables de redonner consistance aux sujets déconstruits d’aujourd’hui.

Faute de prendre consistance dans ces derniers espaces, amitiés, famille, communautés religieuses, des tributs apparaissent autour de mondes nouveaux ou archaïques plus ou moins contaminés et contenus par le capitalisme : mouvements nationalistes, sectes, etc.

En parallèle, les morts-vivants peuplent le monde

1) alors faites du sport. Le sport qui répond au désir eugénique de la performance et permet de reconstituer du lien social autour d’enjeux de classement (« W ou le souvenir d’enfance », G. Perec).

2) la psychanalyse pour apprendre à jouer de l’énonciation et des énoncés (jeu de lego à construire et déconstruire) dans un scepticisme indolent en assurant une position narcissique douce.

Le désir emprisonné dans les machines capitalistes, le discours de la cybernétique

Le discours de la cybernétique constitue un nouveau lieu de rabattement du désir. Dans un monde où le politique est décomposé et où les identités se cherchent, il propose de nouvelles croyances qui justifient la libération des flux du capital et associent scientisme et libération personnelle.
Les coachs et les sectes prolifèrent : PNL, Rael, scientologie…

S’interroger sur l’étrange parallélisme entre les pratiques de libération sociale des années 60, 70 et les pratiques libérales, comme si chaque question politique de refonte du lien social se transformait à chaque fois en sa parodie narcissique et cauchemardesque (« Vivre et penser comme des porcs », G. Châtelet) .

Or :
« C’est en quoi les deux critiques du sujet proposées respectivement par les cybernéticiens et les philosophes « de la différence » sont diamétralement opposées : pour ceux-là, il s’agit de déplacer la maîtrise rationnelle de l’entropie depuis la volonté individuelle où l’avait logée le libéralisme kantien vers une instance panoptique et acentrée (qu’on l’appelle réseau ou néguentropie), de ne plus tenir compte de ce mythe de l’intériorité qui aurait trop longtemps ralenti les sociétés développées, tandis que selon ceux-ci, l’idéologie historique de la « conscience individuelle » et les sciences de la Psyché qu’elle a fait naître nous empêchent d’accéder aux flux collectifs qui nous composent, aux sujets multiples que nous abritons, aux identités nomades ou toujours-déjà décalées dont nous sommes faits. » (Cybernétique et « théorie française » : faux alliés, vrais ennemis, F. Cusset).

Si le désir circule sur cette ligne frontière, bien qu’elle oppose deux univers si différents, quelles tactiques pour le refaire passer du côté de la politique ?

Le potentiel des morts-vivants

Etant donné la quantité de désir capturé ou évidé, il y a une puissance extraordinaire en réserve à faire partir des lignes de fuite dés qu’une machine de guerre arrivera à se brancher sur ce « peuple qui manque ».

 > Risque fasciste ?

Les nouveaux lieux d’une énonciation résistante et de la politique

La différence entre groupe sujet et groupe assujetti, la transversalité :

« (…) Toute cette analyse prend son sens en fonction de la distinction que Guattari propose entre groupes assujettis et groupes sujets.
Les groupes assujettis ne le sont pas moins dans les maîtres qu’ils se donnent ou qu’ils acceptent, que dans leurs masses ; la hiérarchie, l’organisation verticale ou pyramidale qui les caractérise est faite pour conjurer toute inscription possible de non-sens, de mort ou d’éclatement, pour empêcher le développement des coupures créatrices, pour assurer les mécanismes d’autoconservation fondés sur l’exclusion des autres groupes ; leur centralisme opère par structuration, totalisation, unification, substituant aux conditions d’une véritable « énonciation » collective un agencement d’énoncés stéréotypés coupés à la fois du réel et de la subjectivité (c’est là que se produisent les phénomènes imaginaires d’œdipianisation, de surmoïsation et de castration de groupe). Les groupes-sujets au contraire se définissent par des coefficients de transversalité, qui conjurent les totalités et hiérarchies ; ils sont agents d’énonciation, supports de désir, éléments de création institutionnelle ; à travers leur pratique, ils ne cessent de se confronter à la limite de leur propre non-sens, de leur propre mort ou rupture. Encore s’agit-il moins de deux sortes de groupes que de deux versants de l’institution, puisqu’un groupe-sujet risque toujours de se laisser assujettir, dans une crispation paranoïaque où il veut à tout prix se maintenir et s’éterniser comme sujet ; inversement, « un parti, autrefois révolutionnaire et maintenant plus ou moins assujetti à l’ordre dominant, peut encore occuper aux yeux des masses la place laissée vide du sujet de l’histoire, devenir comme malgré lui le porte-parole d’un discours qui n’est pas le sien, quitte à le trahir lorsque l’évolution du rapport de forces entraîne un retour à la normale : il n’en conserve pas moins comme involontairement une potentialité de coupure subjective qu’une transformation du contexte pourra révéler ». (Exemple extrême : comment les pires archaïsmes peuvent devenir révolutionnaires, les Basques, les catholiques irlandais, etc.) Il est vrai que si le problème des fonctions de groupe n’est pas posé dès le début, il sera trop tard ensuite. Combien de groupuscules qui n’animent encore que des masses fantômes ont déjà une structure d’assujettissement, avec direction, courroie de transmission, base, qui reproduisent dans le vide les erreurs et perversions qu’ils combattent. L’expérience de Guattari passe par le trotskisme, l’entrisme, l’opposition de gauche (la Voie communiste), le mouvement du 22 mars. Le long de ce chemin, le problème reste celui du désir ou de la subjectivité inconsciente : comment un groupe peut-il porter son propre désir, le mettre en connexion avec les désirs d’autres groupes et les désirs de masse, produire les énoncés créateurs correspondants et constituer les conditions, non pas de leur unification, mais d’une multiplication propice à des énoncés en rupture ? La méconnaissance et la répression des phénomènes de désir inspirent les structures d’assujettissement et de bureaucratisation, le style militant fait d’amour haineux qui décide d’un certain nombre d’énoncés dominants exclusifs. »
( « Trois problèmes de groupe », G. Deleuze).

Alors ? Faire des groupes à partir des lieux où nous sommes déjà ? Et se multiplier ?

Des niveaux logiques de Bateson aux rhizomes deleuzo-guattariens

Dimanche 16 décembre 2007

Parmi les séminaires de F. Guattari de 1982, une intervention de Mony Elkaïm sur les niveaux logiques qui repart de Bateson pour disqualifier le modéle META et arriver au concept de « rhizome » : un entrelac complexe de relations (de niveaux) qui se recoupent n’importe comment et ne suivant aucune hiérarchie (pour une définition plus rigoureuse).

« Je vais parler simplement d’une manière assez courte de choses très simples mais qui me compliquent un peu la vie ainsi qu’à une série de gens qui nous intéressons à ce qu’on appelle des systèmes humains. Je parlerai d’une histoire de Bateson qui a affaire avec l’aspect des niveaux logiques.
Dans les années 56, il y avait un groupe de travail à Paolo Alto qui est une ville près de San Francisco en Californie qui a étudié des problèmes de communication ; c’est un groupe qui a étudié les communications chez les dauphins, chez les animaux et aussi chez les humains.
Dans toute une série de cas de communication entre schizophrènes, ils remarquent que ces gens avaient de drôles de manières. En l’occurrence, un jour ils avaient mis un enregistreur entre deux salles et dans chacune il y avait un schizophrène. Les schizophrènes se rencontrent et parlent. Le premier dit : « — Bonjour, je m’appelle Smith. Il s’appelle Andersen. Le second dit : « — Bonjour je m’appelle Tartempion. Il s’appelle autrement. Il y a toute une discussion où ils parlent. L’un parle comme s’il était un homme de l’espace, l’autre parle très différemment. Les gens de l’École ne sont pas tant intéressés par la thématique délirante, pas tant à ce que les schizophrènes racontaient qu’à la manière dont ils communiquaient. Ils ne se sont pas demandé : qu’est-ce qui fait que ce type parle d’aviation et pas d’hôpital, ou du chef des pompiers et pas du copain. Mais ils se sont demandé : Tiens ! qu’est-ce qui se passe entre eux. À ce moment-là ils avaient avancé ceci : toute communication, c’est quelqu’un qui dit à quelqu’un d’autre : « Je dis ceci à vous dans ce contexte-ci. »
Et ces schizophrènes là ont discuté d’une manière telle que l’un disait Je et il disait le contraire, dis ceci et il disait une chose et puis un énoncé complètement inversé, à vous : le chef des pompiers, dans ce contexte-ci : ici, c’est le champ d’aviation. Ils se sont alors demandé : qu’est-ce qui fait que ces braves gens communiquent d’une manière telle qu’ils disqualifient systématiquement ce qu’ils racontent. Certains se sont intéressés un peu au lien entre ces gens et le contexte où ils avaient grandi en se disant : est-ce que par hasard, il y aurait un lien entre la manière dont ces gens-là ont été élevé et le drôle de comportement qu’ils ont ? Certains se sont donc intéressés aux adolescents schizophrènes qui étaient dans l’hôpital psychiatrique et que leur mère venait visiter. Il y avait fréquemment des situations où l’adolescent n’était pas si mal que ça avant que la maman arrive et quand elle partait le gars était en crise de folie furieuse. Par exemple, ils se sont mis à filmer ou à enregistrer ou à prendre des notes dans des situations comme celle-ci : la maman arrive, le gosse fonce vers elle pour l’embrasser, la maman se rigidifie, le gosse se recule, la mère dit : « Tu ne m’aimes plus, mon fils ! », le gars ne sait plus quoi faire, alors il rougit et sa mère lui dit : « Mais mon chéri, il ne faut pas avoir honte de ses sentiments ! », et puis le gars déconne complètement.
Alors, à ce moment-là, on a commencé à penser en termes : mais dans quelle mesure est-ce qu’il n’y aurait pas eu deux messages envoyés : un message de type verbal (« mon chéri, viens près de moi »), et un message de type non-verbal qui est la rigidité du corps de la femme – ce qui fait que ce gosse a reçu deux messages contradictoires et que la mère ne sait pas quoi faire.
À l’époque, le premier texte écrit sur ce domaine-là était un texte sur le rôle que pouvait jouer la double contrainte (double bind) dans l’étiologie de la schizophrénie. C’est un texte très primitif, très simpliste où l’on parlait de mère qui piégeait et d’enfant qui était piégé. Or, dans un second temps, ils se sont rendus compte que ce n’était pas si simple que cela : que si, en l’occurrence, la maman disait à l’enfant : « mon chéri, viens sur mes genoux », et qu’elle se raidissait une fois l’enfant sur ses genoux, l’enfant disait : « quel beau bouton tu as là, maman ! » Ce qui fait que le gosse obéit au niveau verbal, il vient sur ses genoux, mais ce n’est pas pour elle qu’il vient, c’est pour le bouton qu’il vient. Ce qui fait qu’il lui renvoie une double contrainte et elle est dans une situation où elle réagit par une double contrainte, et alors c’est comme la poule et l’oeuf, on ne sait plus qui est le premier. Ce qui ne m’intéresse pas du tout.

À ce moment-là, Bateson avait dit : « Ah ! J’ai tout compris ! J’ai compris le dilemme du schizophrène : ce malheureux tente de répondre en même temps à deux niveaux, les niveaux verbal et non verbal, le niveau de la relation et le niveau du contenu. Pauvre schizophrène ! Il n’a pas lu Russel ! Il aurait lu Russel, il aurait tout compris ! » Qu’est-ce que Russel a raconté ? Russel raconte des histoires sur les niveaux logiques. Par exemple, une table, c’est une table. Je peux dire : il y a dans le monde entier deux classes : la classe des tables et la classe des non-tables, et le monde entier est là dedans, ce n’est pas faux, tout y est. Mais imaginons que je dise : j’ai la classe des concepts et la classe des non-concepts. Mais la classe des non-concepts, c’est un concept ça ! Ça ne marche plus. Alors, le brave Russel disait : « Il y a un problème logique qui crée des paradoxes mathématiques qui ne sont pas des paradoxes que l’on peut résoudre tant qu’on se rend malade à essayer de les résoudre au même niveau. » Pour arriver à se tirer des paradoxes mathématiques, disait Russel, il faut se rendre compte d’une impossibilité de tenter de parler d’un membre et de la classe qui le contient. La classe n’est pas ses membres et un membre d’une classe n’est pas la classe. Parler d’une chose comme si elle était l’un de ses membres, c’est faire une faute de type logique, il y a deux types logiques différents.
Donc, Bateson avance : le problème du schizophrène, c’est qu’il ne sait pas faire la différence entre le niveau de la relation (le niveau de ce qui se passe sous l’aspect éthologique, sous l’aspect de la distance), entre le niveau relationnel, le niveau non-verbal et le niveau du contenu, le niveau de ce qui lui est dit. Si le schizophrène était assez futé pour réaliser que le niveau de la relation était un niveau qui est méta- (qui est hiérarchiquement supérieur) au niveau du contenu, il n’y aurait plus de problème. Et alors, Bateson a résolu ainsi le problème de la double contrainte en disant que ce problème est lié au fait qu’il y a un malheureux qui tente de mettre ensemble deux éléments appartenant à des niveaux logiques différents. D’où Bateson disait : « dans une même famille, il y a de fortes chances que l’on ait un psychiatre, un clown et un dingue ! » Il ne veut prendre en formation que des gens qui ont un frère dingue autrement cela ne marche pas. Dans un contexte constant où l’on mélange les types logiques, ou l’on devient clown pour s’en tirer, ou l’on devient psychiatre pour essayer de comprendre quelque chose, ou l’on devient malade mental…
Si parmi vous certaines personnes ont eu la curiosité de lire ces deux livres que Le Seuil a publiés, vous verrez que, pratiquement, dans deux articles sur trois, Bateson fait référence à sa typologie pour se tirer d’affaire ; qu’il s’agisse de n’importe quelle histoire, il sort de son chapeau le petit machin magique que sont les niveaux logiques. C’est devenu quelque chose de très important dans les approches systémiques aujourd’hui aux États-Unis et il est rare que vous ne trouviez pas dans chaque article une référence aux niveaux logiques qui vont tout résoudre.
On penserait alors en termes d’un monde de poupées russes. Comment ce monde fonctionne-t-il ? Il fonctionne grâce à une interaction, dit un brave post-batesonien, de type couplage, comme diraient les physiciens. Voici qu’entre chaque anneau de cet oignon quelque chose va se passer qui fera que de proche en proche, tout est lié. En plus, là-dedans, c’est comme dans une voiture, tu ne peux pas aller de première en troisième directement.

Par exemple, tu as le niveau I : j’apprends, le niveau II : j’apprends à apprendre le niveau III : j’apprends à apprendre à apprendre… Il faut respecter la chaîne, c’est sacro-saint, et si tu sautes, tu ne joues plus. C’est comme à la marelle.
Il faut savoir suivre l’ordre.
C’est le monde dans lequel nous nous débattons, dans ses diverses approches épistémologiquement différentes, ce monde des niveaux logiques. Il est vrai que c’est extrêmement étouffant, ce monde où l’on gagne son ciel en passant de ciel en ciel et le septième est vraiment très loin !

E. – Dieu est un oignon !

F. – Je croyais que c’était un grand lapin !

M. – Je crois, pour ma part, qu’il y a des milieux divers qu’il faut interrelier mais je ne crois pas qu’il y ait de hiérarchie. Je ne crois pas qu’il y ait de partage obligé. Je ne crois pas qu’il y ait de situation méta-. Je crois, au contraire, que des raccourcis sont possibles qui permettent de pouvoir croiser ces niveaux à différents moments, à différents lieux et toute la discussion, c’est comment, effectivement, pouvoir parler de ces croisements qui ne sont pas hiérarchiques.

A. –… qui sont hiérarchiques dans un certain type de société quand même. Précisément, il y a l’ordre qui règne et dans cet ordre les niveaux sont effectivement hiérarchisés. Si tu es bien élevé, tu sais que le niveau verbal est supérieur au niveau physique.

M. – La différence est hors toi, qui dis : moi, A., avant de parler, je précise une chose : ce que je vous dis n’est valable que par rapport à une culture spécifique, une culture dominante dans un lieu spécifique, ce que je vous raconte n’a rien affaire avec une universalité. Bateson ne dit pas cela !

A. – Je veux dire que l’ordre social fonctionne beaucoup comme cela. J’ai beaucoup travaillé sur l’État, et l’on s’aperçoit que le double bind, c’est vraiment la démarche même de l’État. À chaque foi qu’il donne quelque chose d’une main, il le retire de l’autre. Mon travail le plus récent, c’est par exemple la création de la Sécurité Sociale en 1945. On crée des caisses autonomes : gestion syndicale, c’est vous qui gérez, allez-y les gars ! Et au même moment (ce que l’on est d’ailleurs en train de faire avec la loi sur la décentralisation des collectivités locales) on décide que les décisions des conseils d’administration ne sont pas applicables avant un mois, pendant lequel le Ministre peut les suspendre, y mettre fin. Au même moment. Alors les gars ont eu effectivement deux attitudes : soit le super-conformisme, allant voir le Préfet avant de prendre toute décision, soit la provocation. Et dans les deux cas, il n’y a jamais eu de Sécurité Sociale autonome. Et tout l’État, quelque soit le grand corps que l’on prenne, fonctionne comme cela. Donc, c’est vraiment le fonctionnement même de l’ordre, je le crois.

M. – Effectivement, nous ne croyons pas qu’une double contrainte existe comme ça. Elle n’existe que parce que, dans une même démarche, un ordre ou une personne est tentée de rendre compte de différents niveaux de réalité, d’où l’aspect apparemment contradictoire, mais qui n’est pas contradictoire. En fait, on ne fait que dire à la fois et que montrer à la fois différents niveaux. En réalité, il n’y a pas des double bind, il y a des sextuples bind. Des situations où tu as X. niveaux de réalité que tu dois présenter à la fois puisque tu es obligé par ton comportement de montrer que tu obéis aux différentes règles implicites. D’où une situation où ce n’est pas la communication du tout, ça n’a rien à voir avec cela, ça a à voir avec autre chose. Ce n’est pas que tout ordre engendre un double bind, c’est tout système qui à partir d’un moment donné tente de respecter un niveau qui est le niveau je dirais explicite des règles supposer fonctionner, tout ordre respectant par ailleurs les règles de ce système qui sont des règles implicites mais qui elles aussi le régissent, fait que tu as constamment à chaque pas différents niveaux qui se situent. Et ces niveaux ne sont pas hiérarchiquement différents.
Ils sont cet entrelacs complexe que Félix appellerait rhizomatique parce qu’ils se recoupent n’importe comment et suivant aucune hiérarchie. C’est un des points que je voulais amener au débat. »

Le peuple qui manque, serait-ce… les Alcooliques Anonymes ?

Jeudi 1 novembre 2007

On connaît l’intérêt de Deleuze-Guattari pour Bateson, le génial chercheur américain (Le titre Mille plateaux renvoie d’ailleurs à son étude des plateaux d’intensités balinais).

Bateson a publié en 1971 dans Psychiatry « La cybernétique du « soi » : une théorie de l’alcoolisme » (tiré de « L’écologie de l’esprit« ), où il fait le lien entre la théologie des Alcooliques Anonymes et la cybernétique du « soi » qui vise à dépasser le mode de pensée occidental cartésien. 

Dans son article, il frôle l’ordre symbolique lacanien : Dans l’histoire naturelle de l’être humain, (…) ses croyances (d’habitude subconscientes), relatives au type de monde où il vit, déterminent sa façon de percevoir ce monde et d’y agir, ce qui déterminera en retour ses croyances, à propos de ce monde. L’homme se trouve ainsi pris dans un réseau de prémisses épistémologiques et ontologiques qui, sans rapport à une vérité ou à une fausseté ultimes, se présentent à ses yeux comme (du moins en partie) se validant d’elles-mêmes (…). Toutefois, il n’existe aucun mot adéquat pour couvrir la combinaison de ces deux concepts. Les approximations les plus satisfaisantes seraient: «structure cognitive» ou bien «structure caractérielle»; mais ces termes ne suggèrent nullement que ce qui est important c’est un ensemble d’hypothèses ou de prémisses habituelles, implicites dans la relation entre l’homme et son environnement »

Ensuite son concept de relation symétrique renvoie au rapport du moi avec le petit autre, l’autre imaginaire. Il n’évoque pas le grand Autre, mais propose la notion de relation complémentaire.

Pour en revenir à l’alcoolique, Bateson décrit les symptômes d’un moi en lutte avec le petit autre (relation symétrique), la lutte prenant la forme d’un défi qui consiste à prouver à ses accusateurs qu’il peut s’arrêter de boire et rester sobre tout autant qu’eux (la fierté de l’alcoolique). Mais au final, il ne pourra jamais vaincre, car comme dans la névrose obsessionnelle, son désir de sobriété s’écroule dés qu’il n’a plus rien à prouver, c’est-à-dire dès lors qu’il risque de vaincre cet autre accusateur qui le soutient dans son désir de ne pas prendre d’alcool. Le désir de sobriété fonctionne en couplage avec la résistance à l’alcool. Dés lors que l’alcoolique quitte ce terrain, qu’on ne le stigmatise plus comme celui qui est la proie de la bouteille, le désir de sobriété n’a plus lieu d’être, et il replonge dans la boisson. Jusqu’à ce que  ce soit la bouteille qui devienne cet autre qu’il faille vaincre à son tour par la puissance de sa volonté. Combat perdu d’avance, car l’alcool n’est que la métaphore d’un pouvoir supérieur. Le moi (ou la prétention du sujet occidental à croire qu’il est le capitaine de son âme) ne peut qu’en ressortir vaincu, définitivement démonté et riche d’une connaissance nouvelle. Et, si le sujet ne crève pas avant l’ultime étape indispensable à la transmutation, c’est-à-dire s’il touche le fond et qu’il survit à cette descente aux enfers, le sujet reconnaîtra alors qu’il existe un pouvoir supérieur au moi (Dieu, l’inconscient, etc…). Ce sera le début d’une reconversion en profondeur de son mode de pensée…

Voici un extrait de L’esprit du don (1992, éditions La Découverte), Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé.

« Or, aucun doute ne peut subsister au sujet des AA : il s’agit d’un système de don autant dans la philosophie des groupes que dans leur mode de fonctionnement. Une personne qui accepte de devenir membre doit reconnaître qu’elle est alcoolique et qu’elle ne peut s’en sortir seule, que sa capacité d’en sortir lui viendra d’ailleurs, d’un don accordé par une force supérieure « telle [qu'elle-même] la conçoit ». Une telle reconnaissance signifie que la personne rompt avec le narcissisme de l’individu moderne, qui entraîne chez celui-ci une confiance sans limites dans ses capacités personnelles d’être « indépendant et autonome » et une crainte également sans limites de se retrouver « absorbé par l’autre » (Romeder, p. 68-71). Selon plusieurs chercheurs, ce trait de personnalité tend à être amplifié chez l’alcoolique. C’est la première étape à franchir. Suivent un certain nombre d’autres étapes que traverse chaque membre, et la dernière consiste à transmettre à un autre alcoolique le don que l’on a reçu. La transformation des personnes qui adhèrent aux AA est souvent spectaculaire et profonde. Elle va bien au-delà de la maladie qu’est l’alcoolisme. Un supplément est donné qui dépasse de loin le but immédiat. Nous avons observé cette transformation, et avons également entendu témoigner des membres, ainsi que leurs proches. « Ma mère a été sauvée par les AA. C’était une loque. Non seulement elle ne boit plus, mais sa personnalité est transformée. Elle est épanouie. Par exemple, elle qui craignait plus que tout au monde de parler en public, maintenant elle en éprouve un grand plaisir. »

Voyons de plus près le fonctionnement de ce système de don, à la fois éminemment moderne et bien traditionnel. 

Moderne, il l’est d’abord par la liberté des membres. Pour devenir membre, il suffit d’accepter de ne pas boire pendant 24 heures. Aucune vérification n’est faite, seul le témoignage de l’individu compte. On peut entrer et sortir d’un groupe AA, changer de groupe, revenir, à sa guise. Ces groupes sont maintenant répandus dans le monde entier. Ils constituent une fédération mondiale, un réseau de réseaux entièrement contrôlé par la base, et les groupes eux-mêmes se rapprochent de la démocratie directe. Aucun leader charismatique, aucun gourou, mais au contraire l’anonymat, même pour les fondateurs des AA, dont on ne connaît que les prénoms, comme pour tous les autres membres. Moderne aussi par le fait que les groupes ne sont pas fondés sur un passé commun, la communauté territoriale ou culturelle des membres, mais sur un problème spécifique. Toute la littérature des AA insiste sur le fait que leur seul but est d’aider les alcooliques, ce qui leur est d’ailleurs souvent reproché par les groupes à tendance plus politique. Mais paradoxalement, on l’a vu, la modestie du but n’a d’égale que l’importance des résultats atteints chez les individus qui y adhèrent, importance qui s’étend bien au-delà du fait de ne plus boire. 

Les manifestations de cette transformation font parfois dire aux professionnels qui traitent les toxicomanies que les AA sont une sorte de secte étrange. Il est difficile d’accorder foi à cette critique lorsqu’on observe de plus près ce qui se passe chez les AA. Ceux qui critiquent confondent des phénomènes propres aux sectes avec la dépendance qui peut se développer chez certains alcooliques durant les premières phases de désintoxication, au moment où ils adhèrent au mouvement, réactions qui s’expliquent par l’état de délabrement physique et moral alors éprouvé. Les alcooliques vivent certes des moments de fébrilité et des états étranges pouvant les faire assimiler à de nouveaux convertis, états qui peuvent sûrement effrayer des professionnels peu habitués à observer de tels résultats dans leur pratique. 

Et pourtant, malgré sa grande modernité, ce mouvement possède aussi de nombreux traits traditionnels. Il n’existe pas de rupture, pas d’intermédiaires dans ce système fondé sur la transmission d’un don. Les AA ont une position radicale sur ce sujet. L’alcoolisme est considéré comme une maladie incurable. Le membre des AA est donc toujours un alcoolique, mais un alcoolique qui ne boit pas. Ce faisant, aucune rupture n’est introduite chez les membres entre celui qui vient d’adhérer et celui qui est membre depuis vingt-cinq ans. Il n’y a pas d’un côté le malade, le client, et de l’autre celui qui est guéri, le compétent, celui qui sait. Les AA poussent ce principe très loin. Ainsi, un membre qui intervient dans une réunion doit toujours commencer en s’identifiant (prénom seulement) et en ajoutant « je suis un alcoolique ». Dans notre perspective, ce refus radical de la distinction producteur-usager (elle-même à l’origine de l’importance actuelle des intermédiaires dans les systèmes marchand et étatique) est fondamental et explique les caractéristiques communautaires et l’absence de bureaucratie des AA, malgré leur développement spectaculaire. Le don peut circuler, il n’est pas interrompu, les intermédiaires n’ont pas de prise sur un tel système, qui s’appuie sur le principe communautaire et la démocratie directe, le président de chaque groupe étant élu par les membres et changé tous les trois mois. 

Afin d’éviter encore plus toute « tentation » bureaucratique et professionnelle, les AA se méfient de l’argent, quelle que soit sa provenance. Ils refusent toute somme provenant de l’extérieur, que ce soit de l’entreprise privée ou de l’État. Chaque communauté (groupe) AA doit s’autofinancer. À la fin de chaque réunion, on passe le chapeau, en demandant toutefois aux personnes invitées qui ne sont pas membres de ne pas donner ! Aucune publicité n’est faite. Le réseau mondial des AA s’étend autrement : comme le don, il circule, il est transmis. 

Plusieurs autres traits rapprochent les groupes AA d’un mode de fonctionnement traditionnel. Ainsi, même si la communauté n’est pas fondée sur un passé commun, les réunions consistent souvent à écouter un membre raconter son histoire, son passé d’alcoolique. Cela s’appelle un « partage ». En outre, l’importance des transformations qui surviennent souvent n’ont d’équivalent que dans les rites d’initiation décrits par les anthropologues. Enfin, la nécessité que le membre s’abandonne à une force supérieure de qui il va recevoir le courage de cesser de boire est à la fois traditionnelle et moderne. Moderne, au sens qu’il s’agit d’un Dieu personnel, tel que chacun le conçoit (les AA insistant beaucoup sur le fait qu’ils ne sont en aucune manière une religion, que chaque membre croit à ce qu’il veut) ; mais traditionnelle, car il est nécessaire de croire en une force qui délivre le membre du narcissisme caractéristique de l’individu moderne. Comme l’écrit Bateson : « On transcende le problème par une sorte de double reddition : on établit une sorte d’équivalence entre l’alcool et Dieu, qui sont tous deux plus puissants que nous. Bill W., qui a fondé les Alcooliques anonymes, était malin, très malin » (1989, p. 177). Les AA accordent une importance particulière à la nécessité pour le moi de « se rendre », de s’abandonner, à la reddition de la personnalité. L’individu qui adhère aux AA troque la conscience narcissique solitaire de l’alcoolique contre la conscience de faire partie d’un ensemble plus vaste auquel il s’abandonne. Il expérimente l’extension de la conscience qui accompagne la connexion à un système de don, et qui lui procure la force d’affronter sa « maladie ». 

Traditionnels et modernes, Gemeinschaft et Gesellschaft, mais fondés sur l’absence de rupture et sur le don, les AA font éclater ces catégories et remettent en question le dualisme occidental et les alternatives à l’intérieur desquelles nous placent la plupart des auteurs, alternative entre la souveraineté de l’État et celle de l’individu (Bowles, 1987), entre le holisme et l’individualisme (Dumont), plus généralement entre l’esprit et la matière, comme le note encore Bateson (1972, p. 337), l’un des rares chercheurs en sciences sociales à s’être intéressés aux AA. « Le monde des gens sobres pourrait tirer bien des leçons de [...] l’expérience des Alcooliques anonymes. Si nous continuons à raisonner selon le dualisme cartésien, en opposant l’esprit à la matière, nous continuerons aussi sans doute à voir un monde où s’opposent Dieu et l’homme, l’élite au peuple, les peuples élus aux autres, les nations entre elles, et l’homme à l’environnement. Il est peu probable qu’une espèce qui possède simultanément une technologie avancée et cette curieuse manière de voir les choses puisse durer très longtemps. » (Notre traduction.) 

Une telle remise en question ne vient pas des exotiques philosophies orientales, mais tout banalement des États-Unis, de la classe moyenne américaine, d’un Américain anonyme ! Ce n’est pas le moindre des paradoxes des AA, qui explique sans doute en partie le peu d’intérêt manifesté par les intellectuels pour une expérience et une philosophie aussi riches, efficaces, nouvelles et anciennes à la fois. Les AA sont une sorte de révolution. Mais par analogie seulement. Car ils se répandent sans bruit et sans martyr. Ils ne revendiquent rien, ne s’engagent dans aucun débat et répètent sans cesse leur unique et modeste but : aider ceux qui veulent cesser de boire. Mais nos catégories de pensée cartésiennes ne s’appliquent pas à ce réseau fondé sur le don, qui se répand anonymement, par contact direct hors de l’État et des médias, mais hors de la tradition aussi. Il redonne un sens à la vie de dizaines de milliers de personnes en voulant seulement apporter une solution à leur problème d’alcool. Ce n’est pas une religion. C’est une nouvelle forme de socialité qui reste à penser ; c’est un modèle de la façon dont peut fonctionner un système de don aujourd’hui, qui nous donne peut-être un avant-goût de ce que pourrait être la société moderne et les rapports humains si nous arrivons un jour à sortir du paradigme de la croissance, si le marché devient un bon serviteur (a good servant) plutôt qu’un mauvais maître (a bad master), si les économistes, selon le vœu de Keynes, se contentent de la modestie des dentistes !  »

Cybernétique et « théorie française » : faux alliés, vrais ennemis

Vendredi 25 mai 2007

par François Cusset

Dans le prolongement de l’article sur Gilles Châtelet (concernant son essai Vivre et penser comme des porcs) et pour en finir avec la confusion entre la « French Theory » (notamment le thème du nomadisme deleuzien, « modèle de la perversion ») et l’individu mobile ultra-individualiste de nos sociétés « post-modernes ».

http://multitudes.samizdat.net/article2049.html

Extraits de l’article : (…) en rabattant le projet philosophique et politique des pensées françaises de la différence des années 1960 et 1970 (…) sur le programme scientifique et idéologique de la cybernétique américaine des années 1940 et 1950, en renvoyant autrement dit la « pensée 68 » à l’essor de l’informatique et des nouveaux paradigmes gestionnaires, certains essayistes cherchent à réenchanter leur humanisme technophobe et à achever de discréditer les dangereux irresponsables qui tenaient il y a trente ans le haut du pavé dans le champ intellectuel français. C’est le cas de la sociologue québécoise Céline Lafontaine (…) par-delà son cas personnel, l’article qu’elle y a signé sous le titre « Les racines américaines de la French Theory » est un parfait symptôme aussi bien du confusionnisme actuel que des biais idéologiques du débat intellectuel contemporain, dans la mesure où ce texte relève d’un contre-sens majeur en matière d’histoire intellectuelle et politique de la seconde moitié du XXe siècle. L’hypothèse que déploie l’article est celle d’une genèse scientifique américaine du post-structuralisme français : il y aurait une filiation intellectuelle et politique forte, diversement appelée ici « transposition d’un modèle » ou « étroite parenté d’esprit », entre la pensée dite cybernétique en amont – les théories du « pilotage » (kuberneitos, en grec) des sociétés néo-libérales grâce à la gestion de l’entropie et aux nouvelles technologies, élaborées initialement par des scientifiques américains des années 1940 – et en aval la French Theory, une rubrique d’invention nord-américaine composée surtout des œuvres de Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Jean-François Lyotard.  (…)

Plus largement, c’est l’opposition presque symétrique entre les démarches théoriques respectives des cybernéticiens américains et des penseurs français en question qui fait les frais d’un rapprochement aussi hâtif. Au holisme cybernétique, évoquant davantage Auguste Comte ou même Hegel que Foucault et Deleuze, s’opposent les agencements locaux, les dispositifs partiels qu’analysèrent ceux-ci. Au nouveau paradigme systémique qui inspira les laboratoires de guerre américains aussi bien que les analyses dissidentes du « collège invisible » de Palo Alto (deux types de discours là encore rabattus l’un sur l’autre), et qui procède aussi du fantasme démiurgique d’une suppression de l’incertitude, puis chez les gestionnaires au pouvoir d’une redéfinition du capitalisme comme allocation optimale de l’information (et non plus des richesses), s’oppose la véritable obsession philosophique de « l’événement » commune à cette génération théorique française, fût-il une éthique chez Deleuze, ou une critique de l’histoire continuiste des vainqueurs chez Foucault. Et aux tableaux exhaustifs et ordonnés dressés par les experts américains du « pilotage » informationnel, s’opposent tous les motifs français de l’intotalisable, des « lignes de fuite » chez Deleuze et Guattari au jeu de la différance chez Derrida. (…) là où le scientifique Claude Shannon et le sociologue Karl Deutsch exhumaient la tradition antique du « pilotage » comme ce que peuvent renouveler et améliorer les avancées technologiques de leur temps, pour « piloter » la société post-industrielle mieux que ne l’avait permis jusqu’alors la confiance humaniste dans le sujet individuel et ses choix rationnels, le même « pilotage » est chez Foucault une figure du savoir politique, qu’il analyse des Grecs jusqu’à la biopolitique moderne (en notant la séparation décisive qu’effectue la Renaissance humaniste entre gouvernement de soi et gouvernement des peuples) ; et la généalogie que propose Jean-François Lyotard de la postmodernité comme nouvelle « incrédulité à l’égard des grands récits » ne signale pas chez lui un culte personnel du postmodernisme (…). Même contre-sens sur le concept de différence (…). Car la tentative dûment politique d’échafauder une théorie non-dialectique de la différence, chez un Deleuze ou un Derrida, ne les rend pas complices pour autant du nouveau marketing multiculturel et micro-différenciel mis en place au tournant des années 1990 – sauf à poser, comme le faisaient en 1986 avec une mauvaise foi confondante Luc Ferry et Alain Renaut (dans La Pensée 68), que toute critique du sujet mène à l’individualisme égoïste et relativiste, et que Foucault et Deleuze seraient donc responsables de la nouvelle anomie des années 1980. (…)

(…) le paradigme cybernétique correspond à une phase nouvelle du libéralisme, au dépassement de son fond naturaliste et métaphysique vers les horizons du post-humain et de la mobilité sociale intégrale, au remplacement des grands signifiants politiques par l’idée d’une régulation sinon d’une programmation des comportements collectifs, à l’amélioration des sciences sociales (…) grâce au modèle des sciences naturelles : la cybernétique n’est pas l’anti-libéralisme mais le dépassement du vieux libéralisme des physiocrates en néo-libéralisme technocrate, autrement dit son adaptation aux temps nouveaux (selon cette théorie stochastique de l’adaptation qui fut le fond de commerce de l’école cybernétique) ; elle représente en fin de compte le complément idéologique et le successeur historique du libéralisme traditionnel des utilitaristes, et non pas son adversaire.

(…) Si elle place l’information au cœur de son système de pensée, c’est que le capitalisme occidental est alors en train de passer du seul échange marchand à l’impératif du flux d’informations, de l’économie de la production à celle de la finance, c’est-à-dire aussi du système au réseau, et du pouvoir souverain (hiérarchique en entreprise et régalien pour l’État) au plus subtil contrôle cybernétique. Et si la cybernétique s’intéresse au thème du dépassement de l’humain, ou de son perfectionnement exogène par les dispositifs techniques, c’est moins par goût de la science-fiction qu’au titre des circonstances historiques qui présidèrent à son émergence – la décennie des totalitarismes et de la guerre terminale, la décennie où, plus que jamais, l’Homme a failli. C’est en quoi les deux critiques du sujet proposées respectivement par les cybernéticiens et les philosophes « de la différence » sont diamétralement opposées : pour ceux-là, il s’agit de déplacer la maîtrise rationnelle de l’entropie depuis la volonté individuelle où l’avait logée le libéralisme kantien vers une instance panoptique et acentrée (qu’on l’appelle réseau ou néguentropie), de ne plus tenir compte de ce mythe de l’intériorité qui aurait trop longtemps ralenti les sociétés développées, tandis que selon ceux-ci, l’idéologie historique de la « conscience individuelle » et les sciences de la Psyché qu’elle a fait naître nous empêchent d’accéder aux flux collectifs qui nous composent, aux sujets multiples que nous abritons, aux identités nomades ou toujours-déjà décalées dont nous sommes faits. Écarter le sujet pour être encore « plus efficace » d’un côté, promouvoir de l’autre la désubjectivation comme savoir de l’égarement et participation multiple au monde – et non pas l’alliance des informaticiens et des poètes pour mettre à bas ce pauvre sujet-citoyen « démocratique ». Pour ces raisons, et derrière la technophobie de façade ou le kantisme puriste de certains hérauts de l’humanisme français, l’exportation en Europe du paradigme cybernétique américain et le renouveau de la pensée libérale francaise dans les années 1980 sont des phénomènes indissociables.
Ils sont liés en France à une vaste nébuleuse où l’on trouve aussi bien les théories du chaos en physique que la nouvelle pensée gestionnaire, le management postmoderne que les théories de la « société du risque », le fatalisme des gauches de gouvernement que le recyclage des mythes autogestionnaires en nouvelle idéologie de l’auto-régulation. Une nébuleuse au sein de laquelle les concepts de la cybernétique américaine trouvèrent en France des relais zélés, de la systémique d’un Joël de Rosnay à la « complexité » d’Edgar Morin, des experts d’État Simon Nora et Alain Minc (avec leur rapport de 1978 sur « l’informatisation de la société ») aux conseillers ès-collecticiel Philippe Quéau ou Pierre Lévy, et des « notes » expertes et dûment prescriptives de l’ex-fondation Saint-Simon ou de la CFDT aux réseaux de l’École Polytechnique ou des Mines, où est entretenue la flamme d’un techno-rationalisme français issu des cadres d’Uriage aussi bien que des mystiques rationnelles de Teilhard de Chardin ou Saint-Yves d’Alveydre. Une nébuleuse, ou une convergence, à laquelle on imagine difficilement en tout cas que puissent s’adjoindre militants foucaldiens, exégètes de Deleuze, analystes critiques du postmoderne lyotardien ou même des derridiens aussi atypiques, et dûment repolitisés, que Bernard Stiegler en France ou Gayatri Chakravorty Spivak aux Etats-Unis. (…) »

Comment la pensée des années 70 a sombré… Le témoignage de Gilles Châtelet

Vendredi 30 mars 2007

A l’évocation de Deleuze-Guattari, certains « vieux blasés » donnent parfois l’impression, au mieux qu’il s’agit d’histoire ancienne, quand ils ne sous-entendent pas que le schizo décrit dans l’anti-oedipe est devenu le modèle de l’individualiste nomade contemporain, cause de tous les maux.

Gilles Châtelet (mathématicien et philosophe), dans Vivre et penser comme des porcs (éditions Exils, 1998, réédité en folio actuel), revient dans le premier chapitre de son pamphlet sur le naufrage de la pensée des années 60-70. Alors,  »l’homme moyen des démocraties-marchés » qui émergeait, s’installa pour de bon dans le décor. Un avertissement pour ne pas retomber dans les pièges qui ont transformé une génération talentueuse en maîtres de cynisme perclus de ressentiment. 

Il dédie son livre, entre autres, à Deleuze Guattari qu’il cite en préface :

« Les droits de l’homme ne nous feront pas bénir le capitalisme. Et il faut beaucoup d’innocence, ou de rouerie, à une philosophie de la communication qui prétend restaurer la société des amis ou même des sages en formant une opinion universelle comme « consensus » capable de moraliser les nations, les Etats et le marché. Les droits de l’homme ne disent rien sur les modes d’existence immanents de l’homme pourvu de droits. Et la honte d’être un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hantent les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : La pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate. » (Qu’est-ce que la philosophie ?)

Châtelet explique comment l’ère Mitterrand est parvenue à « émasculer une tradition de gauche combative pour installer les niaiseries des démocrates modernistes. Il s’agissait de promouvoir une capitulation élégante – à la française – devant l’ultimatum de la Main invisible, en le présentant comme un rendez-vous incontournable avec la modernité, et même comme l’utopie libertaire ayant enfin atteint l’âge adulte. » (…)

 » (…) l’infatuation et l’esprit de chapelle allaient, comme d’habitude, venir à bout de l’intelligentsia française, qui était un peu le navire amiral de la subversion européenne. Les années 60 avaient été celles du naufrage du « matérialisme dialectique » qui, peu à peu, avait perdu toutes ses griffes ; il avait fallu céder le terrain au « nietzschéisme » qui, à son tour, commençait à s’effriter. Hegel, Marx, Nietzsche n’avaient bien sûr rien à voir avec tout cela, mais toute grande pensée si affûtée soit-elle, périt toujours entre les mains des vestales trop zélées.
Les vestales ne manquaient pas : nietzschéisme vagabond qui errait de Zarathoustra à la CFDT, nietzschéisme mondain pour les plus éveillés – aussi indispensable aux dîners parisiens que l’entremets de la maîtresse de maison – et enfin post-nietzschéisme postmoderne pour les plus demeurés et les plus provinciaux, lassés des « grands récits » et des « luttes ringardes » qu’ils n’avaient jamais eu le courage de mener. Le style Cyber-Wolf, apolitique et blasé, commençait à pulluler : comment résister à la délicieuse frivolité de ceux qui se faisaient fort de « chier sur le négatif », qui croyaient avoir enfin trouvé le secret de la jubilation permanente et prétendaient cultiver des orchidées dans le désert sans trop se préoccuper de l’épineux problème de l’arrosage ?  Merveilleux Jardiniers du créatif qui voulaient s’envoler avant d’avoir appris à marcher et qui avaient oublié que la liberté, est aussi la maîtresse concrète – et souvent douloureuse – des conditions de la liberté.
La Contre-Réforme néo-libérale allait prendre sa revanche sans faire de cadeaux au Jardiniers du créatif. Chaque idée, fût-elle la plus généreuse, être impitoyablement retournée comme un gant, ruminée pour resurgir sous la forme d’une réplique cauchemardesque… »

http://www.cognition.ens.fr/~guerry/articles/bastien_guerry_articles-50.html

http://pages.globetrotter.net/charro/HERMES4/chatelet.htm

http://www.fluctuat.net/livres/paris99/chroniq/porcheri.htm

Révolution informationnelle, écologie et recomposition subjective

Lundi 12 mars 2007

par  Félix Guattari, Jacques Robin

 http://multitudes.samizdat.net/Revolution-informationnelle.html

Les technologies informatiques et de la commande ne sont pas uniquement de l’ordre des techni-sciences mais interviennent dans la production de subjectivité. On ne peut pas séparer ces transformations des bouleversements politiques en cours. Le primat porté sur l’information comme nouvelle catégorie, à côté de l’énergie, accentue la production de nouvelles subjectivités et peut transformer la société en une société de communication. Mais ce concept est insuffisant si on ne l’associe pas à une « fonction existentielle » qui rende compte de la désaxation généralisée des coordonnées subjectives. La problématique de la recomposition subjective doit être posée par une re-finalisation des processus d’information, de télématisation, etc., sur d’autres systèmes de valeurs, du niveau de l’écologie mentale, jusqu’aux niveaux les plus planétaires. Nous sommes en co-pilotage avec une nature en situation. L’élément étonnant de cette symbiose, c’est la transformation radicale des rapports, des uns et avec les autres, L’écologie est un grand tournant, à condition que cette écologie soit mariée à la dimension sociale et économique, avec toute forme d’ altérité, pour former une idéologie douce, qui fasse sa place aux nouvelles connaissances.

Extrait de F. Guattari : « … quand on met l’accent sur la nécessité de repenser les rapports inter-humains, les rapports familiaux, les rapports d’éducation, les rapports de voisinage, de l’habitat, de l’urbanisme, de la santé, etc., on est dans un registre de l’économie, d’écologie sociale qui pourrait aussi être prise sous les paradigmes scientistes véhiculés par l’économie productiviste.
Alors que mon idée d’associer à l’écologie environnementale l’écologie sociale, l’écologie mentale, ajoute cette préoccupation profondément anti-dialectique, à savoir : s’il y a un avenir (et il y a un avenir possible même s’il y a des risques de catastrophes et de barbarie absolue à l’horizon historique), même s’il y a des sursauts collectifs pour recomposer le social, recomposer des relations internationales, etc., il y a quelque chose qui ne sera jamais résolu (par le niveau technico-scientifique, par les révolutions sociales, par les révolutions moléculaires de toute nature), qui est l’existence humaine comme telle. Dans sa finitude, dans sa solitude, son désarroi total. S’il n’y a pas de remise permanente du curseur sur cette finitude, alors toujours il y a le risque de basculer dans cette sorte de progressisme générateur de catastrophes.
Ce n’est qu’à condition qu’il y ait cette assumation – comme on peut penser qu’elle était faite dans les sociétés archaïques, je pense à de très beaux articles de Pierre Clastres sur la solitude des Indiens qui chantent dans la nuit directement, en-dehors de tout rapport social -, si on ne ramène pas le curseur là, alors on n’aura jamais la capacité, le courage, la responsabilité éthique d’en finir avec ces pratiques destructrices. La société productiviste telle qu’on la vit est comme une drogue. D’ailleurs, elle produit des drogués de toute nature. Et il faut arriver à cette sorte de désintoxication du progressisme qui consisterait à se retirer sur soi et à se déconnecter de toute pratique sociale, de tout engagement dans la vie politique.
En tout cas de les voir sous cet angle, donc de fonder l’angle de prise de vue humain sur les différents processus socio-économiques, technico-scientifiques, toujours avec ce recul de la subjectivité, cette distance qui est sans arrêt à reconquérir et qui est quelque chose que je mettrais dans l’ordre, disons, d’une activité analytique, pas exactement dans le sens psychanalytique freudien (qui, à mon avis, n’a fait qu’apercevoir cette dimension, notamment avec son concept de pulsion de mort qui, d’une certaine façon, règle la question).
Mais il n’y aura de reprise écosophique, c’est-à-dire la reprise d’une fonction éthico-politique de refondation du rapport de l’individu à son corps, du rapport de l’individu au temps, du rapport de l’individu à l’autre, à l’altérité, à la différence, aux formes esthétiques, etc., qu’à la condition qu’il y ait cette finalisation sur le projet de vie. »

Cyberculture et schizophrénie

Lundi 26 février 2007

Un dossier sur Fluctuat sur le devenir schizo contemporain avec en référence Marcel Gauchet et ses trois âges de la personnalité, et prenant comme illustration  »L’homme-dé » de Luke Rhinehart »

 http://www.fluctuat.net/glossaires/article/schizo/cybschiz.htm

Extraits :

« Pour Gauchet, « l’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société ». Il n’a plus le sentiment de l’obligation et le sens de la dette. « L’individu contemporain, ce serait l’individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue de tout, celui pour lequel il n’y a plus de sens à se placer au point de vue de l’ensemble ». Naturellement, cette évolution récente rend problématique l’exercice de la citoyenneté. La sphère publique est envahie par l’affirmation des identités privées. De la même façon, le statut de la responsabilité est remis en question. »

« La violence de nos sociétés consuméristes et ultra-médiatisées explique sans doute cette quête moderne. Nos vies sont moches, tristes, sans espoir, sans idéal. Les générations précédentes s’en satisfaisaient tant bien que mal. On n’était pas sur terre pour rigoler. Nous ne pouvons plus nous en satisfaire. La télé, le cinéma, les jeux vidéos nous ont trop promis de destins extraordinaires et d’expériences extatiques pour que nous puissions accepter de vivre comme des rats passant de stages bidons à des CDD précaires au MacDo de la Place de Clichy. Finalement, la schizophrénie hi-tech n’est peut-être qu’un phénomène de compensation pour les générations désabusées de cette fin de siècle. J’ai une vie de merde mais je suis le maire virtuel de Montmartre dans le Deuxième monde, le Paris en 3D recréé par Canal +. Je suis un looser mais j’affole les Californiennes branchées quand je pointe mon accent frenchie dans les M.U.D. Bon, naturellement, j’en rajoute un peu sur moi, j’idéalise un peu mon quotidien. Le Dr. Mann a raison : plutôt que de consacrer nos vies à un objet (une carrière, l’être aimé, une œuvre d’art, les enfants du Sud-Soudan), nous les consacrons à montrer que nous pourrions faire de belles et grandes choses (je suis super rapide au virtual soccer, donc j’aurais pu jouer la Coupe du Monde). Le monde virtuel se plie à mes désirs, à mes envies, à ma façon d’être. Le monde réel est aride et castrateur. Il nous place constamment en face de nos limites, nous interdit ce que nos esprits fertiles désirent. Comment, dans ces conditions, résister à l’attraction des mondes numériques ? Comment ne pas souhaiter devenir un surhomme, un séducteur impénitent, un poète ? Ce déchirement entre monde médiatique et monde réel rappelle la distance qui existe entre les vitrines de la société de consommation et la rue. Dans les deux cas, la frustration suscitée s’accompagne d’une dénégation de l’individu réel, rappelé à sa nullité et à sa pauvreté. L’immersion dans les mondes virtuels ressemble dès lors à une distanciation vis-à-vis d’une réalité violente, sur le mode du rêve (façon Belmondo dans Le magnifique ?) ou de l’aliénation droguée (façon Trainspotting). »