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Repenser la fondation d’une autorité à partir d’une critique de tout fondement – pour une politique de l’hospitalité ? Du 20/09 au 05/11/2014

Mercredi 5 novembre 2014

Le travail de recherche sur le lien entre politique et psychanalyse, de Deleuze à Derrida, continue à travers le groupe Facebook.

De temps à autre, des fragments seront prélevés et importés sur le blog afin de rendre lisible les avancées et de mieux suivre le cheminement de la recherche.

Episodes précédents :

Confrontation Deleuze / Derrida – Fragments – Groupe Facebook 16/07 au 01/08/2014 / Nous sommes revenus sur l’étrange opposition entre Foucault et Deleuze, entre « désir » et « plaisir », à une période où Foucault semblait s’interroger sur « le désir de révolution » et la notion de « répression », pour nous demander si la pulsion de pouvoir interprétée par Derrida ne déborderait pas leurs deux positions respectives. Par cette analyse, ce dernier proposerait-il une autre voie?

Pulsion de pouvoir, la question de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique – Fragments – Groupe Facebook 02/08 au 14/08/2014 / Puis nous nous sommes intéressés à cette voie alternative que proposerait Derrida de façon récurrente dans ses textes, et qui ne semblerait pas encore avoir été prise en considération : la prise en compte de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique et la résistance que la notion de « pulsion de pouvoir » rencontre au sein même du champ de la psychanalyse, avant de nous interroger sur le potentiel de la psychanalyse comme machine de guerre.

La nécessité d’un déplacement de la psychanalyse hors du champ de la psychanalyse – Fragments – Groupe Facebook 01/09 au 18/09/2014 /Nous avons insisté sur la crise que connaît la psychanalyse, et la nécessité d’un déplacement de la psychanalyse hors de son propre champ pour repenser nos coordonnées juridico-politiques.

De la notion de souveraineté à celle de pulsion de pouvoir – Fragments – Groupe Facebook du 20/09 au 05/10/2014 / Nous nous sommes interrogés sur le remplacement du concept pur de souveraineté par la prise en compte de la pulsion de pouvoir.

Cette fois, nous allons nous interroger sur la possibilité de penser la fondation d’une autorité sans recours à un fondement quelconque, des discours religieux, aux discours qui naturalisent le lien à l’autre (« fraternité » ou « peuple » par exemple) pour ouvrir à un tout autre rapport à soi et à l’autre.

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La différence entre penser en terme de « pouvoir » et de « pulsion de pouvoir »

Il faudrait démontrer où se situe la différence entre le « pouvoir » pensé depuis l’héritage classique des Lumières et le fait de penser la pulsion de pouvoir à partir de la psychanalyse et de Derrida…

Le dernier séminaire de Derrida de la « Bête et le souverain » parle de la question de la fable et de la croyance. Quel que soit le système dans lequel on se trouve lié, il nécessite de la croyance, mais Derrida travaille sur la déconstruction de la souveraineté pour justement déconstruire les fondements de certaines croyances. Par exemple, les fondements de l’Etat, le prothétatique qui s’appuie sur une anthropologie, Hobbes, Rousseau, Bodin etc, qui conduit à un contrat social qui fait la distinction entre intérêt individuel et bien commun.
Or, dans ce système, il s’agit avant tout de se lier dans un rapport à soi avec une désaffection pour l’Etat, prothèse vide et neutre.
Penser également la relation à l’économie où il s’agit avant tout, pas même d’échanger comme on le répète, mais d’acheter et vendre des marchandises, rapport uniquement à soi, avant ensuite de décider de façon unilatérale et souveraine de son rapport aux autres, et de la répartition de cette valeur obtenue en premier lieu pour soi (ce qui renvoie à l’analyse de l’anti-oedipe, où le capitalisme deterritorialise tous les codes et rabat les sujets sur oedipe – les proches et la famille – dans un cynisme généralisé où l’on ne croit plus en rien).

C’est là que la pulsion de pouvoir permettrait peut-être d’éclairer ces questions (pulsion qui dépasse bien entendu la question de la recherche individuelle du pouvoir) pour interroger au-delà de la notion de sujet ou d’individu, comment un ensemble se lie à lui-même, et pourquoi nous n’arrivons plus à nous lier à nos démocraties libérales auxquelles nous ne croyons plus, mais où l’édifice reste extrêmement solide.

Reprenons la définition de Derrida de la pulsion de pouvoir : « Il n’y a que du plaisir qui se limite lui-même, de la douleur qui se limite elle-même, avec toutes les différences de forces, d’intensité, de qualité qu’un ensemble, un corpus, un « corps » peut supporter ou « se » donner, se laisser donner. Un « ensemble » étant donné, que nous ne limitons pas ici au « sujet », à l’individu, encore moins au « moi », au conscient ou à l’inconscient, non davantage à l’ensemble comme totalité de parties, une forte stricture peut donner lieu à « plus » de plaisir et de douleur que, dans un autre « ensemble » […]. La force de stricture, la capacité de se lier, reste en rapport avec ce qu’il y a à lier (ce qui donne et se donne à lier), la puissance liant le liant au liable. […] Si ce mot (l’ensemble) doit renvoyer à une « unité » qui n’est rigoureusement ni celle du sujet, ni celle de la conscience, de l’inconscient, de la personne, de l’âme et/ou du corps, du socius ou d’un « système » en général, il faut bien que l’ensemble en tant que tel se lie à lui-même pour se constituer comme tel. Tout être-ensemble, même si sa modalité ne se limite à aucune de celles que nous venons de mettre en série, commence par se-lier, par un se-lier dans un rapport différantiel à soi. Il s’envoie et se poste ainsi. Il se destine. […].Il y aurait, liée à la stricture et par elle, une valeur de maîtrise qui ne serait ni de la vie ni de la mort. […] » P 428, 429, 430 Spéculer sur Freud dans La carte postale, J. Derrida

Dans notre organisation, le lien de l’ensemble est un lien qui fonctionne sur le fondement du droit naturel et de l’Etat, fable déconstruite autour des notions de liberté pure, etc, et sur laquelle les experts ne reviennent jamais et font reposer leurs désirs de réformes et leurs raisonnements. Ils s’appuient donc sur toute une métaphysique de la souveraineté qu’il ne leur vient pas à l’esprit d’interroger (Piketti par exemple), étant donné qu’il s’agit du soubassement sur lequel reposent toute notre politique et notre économie, et que les alternatives comme le communisme au nom d’une vérité n’ont donné lieu qu’à des totalitarismes. Bref, on ne voit pas comment ils pourraient ne pas être sceptiques et faire autrement que se cantonner à ces positions. Question donc de la résistance devant ce très vieil édifice qui produit nos subjectivités, et que la pulsion de pouvoir permettrait peut-être de repenser.

C’est là où Derrida pourrait déplacer le jeu. On ne pourrait pas sortir de la fable, mais il faudrait peut-être repartir d’une fable en tant que fable (à partir de notre capacité à croire et à ne pas croire en même temps) plutôt que d’une « imposture » qui s’appuierait sur des fondements (avec les discours tout à fait rationnels mais non déconstruits où l’on explique qu’il faut faire porter le poids d’une dette à tel pays etc).

Par exemple, un économiste spécialiste sur la question du crédit, même s’il reconnaît une dette originelle et symbolique au-delà de l’économie, ne semble pas voir que ce système de crédit s’adosse sur un type de crédit particulier qui tient avant tout d’un certain rapport à soi, où l’on se fait d’abord « crédit à soi-même » à partir d’un concept de liberté individuelle (la souveraineté) via la médiation d’institutions qui garantissent notre fiabilité, mais où l’ensemble n’est qu’une prothèse désincarnée qui n’engage pas affectivement ceux qu’elle protège. Ce système de crédit repose sur l’ipséité, sur la souveraineté, qui, pourtant, n’est plus une valeur très sûre après la déconstruction derridienne, bien qu’elle tienne encore l’ensemble de nos organisations et qu’on ne peut pas s’en débarrasser simplement au nom d’une « vérité » ou d’une « libération ».

L’enjeu (et la difficulté) de notre époque serait peut-être d’opérer un déplacement du côté de la fable, sortir de tout un rapport au fondement qui a structuré nos civilisations, et qui conduit à nos interrogations constantes sur l’identité, des guerres de religion au nom d’un Dieu « mort », etc. Pour ce déplacement, la révolution a déjà eu lieu et serait pourtant encore à venir : la psychanalyse, qui permet de déjouer ces rapports aux fondements pour inventer une toute autre politique à travers un autre rapport au lien (et en dépassant le cadre de la psychanalyse à des fins thérapeutiques)

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En finir avec la nationalité ?

« Autrement dit, l’effectivité du lien amical, ce qui lui assure la constance au-delà des discours, c’est bien la parenté réelle, la réalité du lien de naissance (è tô onti suggéneia). À la condition d’être réelle — et non seulement dite ou posée par la convention -, cette syngénéalogie assure durablement la force du lien social dans la vie et selon la vie.
(Nous insistons sur cette condition : condition rêvée, ce que nous appelons ici un phantasme, car un lien généalogique ne sera jamais purement réel ; sa réalité supposée ne se livre jamais à aucune intuition, elle est toujours posée, construite, induite, elle implique toujours un effet symbolique de discours, une « fiction légale », comme le dit Joyce, dans Ulysses, au sujet de la paternité. Et c’est aussi vrai, plus vrai que jamais, quoi qu’on en ait dit, y compris jusqu’à Freud, de la maternité. Toutes les politiques, tous les discours politiques de la « naissance » abusent de ce qui ne peut être à cet égard qu’une croyance : rester une croyance, diront certains, ou tendre à un acte de foi, diront d’autres. Tout ce qui dans le discours politique en appelle à la naissance, à la nature ou à la nation – voire aux nations ou à la nation universelle de la fraternité humaine -, tout ce familialisme consiste à re-naturaliser cette « fiction ». Ce que nous appelons ici la « fraternisation », c’est ce qui produit symboliquement, conventionnellement, par engagement assermenté, une politique déterminée. Celle-ci, à gauche ou à droite, allègue une fraternité réelle ou règle la fraternité spirituelle, la fraternité au sens figuré, sur cette projection symbolique d’une fraternité réelle ou naturelle. Qui a jamais rencontré un frère ? Utérin ou consanguin (germain) ? Dans la nature ?) » (Derrida, Politiques de l’amitié, Galilée, p 214)

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Faut-il garder le mot « peuple » ?

« Ainsi J.-L. Nancy rappelle-t-il un échange bref et instructif entre J. Derrida et lui, au cours d’un dialogue que nous avons partagé[3] : « A l’occasion d’une conférence que j’ai donnée lors du colloque de Cerisy consacré à J. Derrida, intitulé La démocratie à venir, j’ai rédigé un texte sur la notion de « peuple »[4]. Quand j’eus fini mon exposé, Derrida me déclara : « j’aurais pu dire tout ce que tu as dit, mais pas avec le mot « peuple » ; à quoi je répondis : « oui, mais alors donne m’en un autre », et lui : « je ne sais pas, mais pas « peuple ». Cette petite anecdote est intéressante car elle montre que Derrida a les mêmes réticences envers ce terme qu’envers « communauté » ( « trop juif ») ou « fraternité » (« trop chrétien »). Mais justement « peuple », c’est différent … Il n’empêche que Derrida exprime, par son embarras, celui de notre situation philosophique actuelle ; en certains endroits nous manquons de mots ».
http://strassdelaphilosophie.blogspot.fr/2014/10/communaute-et-fraternite-un-differend.html

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Constitution post-derridienne, essai plus ou moins parodique…

On révèle l’effet fictionnel de la croyance au droit, on retire les fondements, on retire le « peuple » et la souveraineté, on remplace « nationalité » par « citoyenneté », on garde les droits de l’homme en parlant d’invention, on rajoute une clause contre l’implosion du territoire, etc

PRÉAMBULE (actuel)
Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004.
En vertu de ces principes et de celui de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d’outre-mer qui manifestent la volonté d’y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique.

Et la nouvelle version
Par la présente Constitution s’invente la citoyenneté dite « française » qui liera tous les citoyens rattachés aux territoires et espaces disséminés dit « français » comme s’ils étaient eux-mêmes les signataires de cet engagement qui leur servira de cadre légal commun.
Pourra prétendre à cette citoyenneté dite « française », tout habitant (et les sdf ?) des territoires et espaces disséminés dit « français », et cet ensemble sera conventionnellement nommé « les citoyens français ». Tout « citoyen français » disposera automatiquement de la « citoyenneté européenne ».
Les « citoyens français » s’attachent, toujours par la présente et constitutive fiction, au respect des Droits de l’homme tels qu’ils ont été inventés par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 et par la présente Constitution (référence au paragraphe x), ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004 et 2018.
En vertu de cette fiction performative, la République offre aux territoires et espaces disséminés qui manifestent la volonté d’adhérer à cet ensemble, des institutions nouvelles ouvertes sur un projet commun de coexistence en dehors de tout rapport à un fondement ou principe, qu’il soit d’ordre religieux, scientifique, national, sexuel ou moral, en vue de leur évolution démocratique.
Sur l’ensemble des territoires et espaces disséminés gérés par la République de façon ultra-décentralisée et sous forme de régions, il ne sera possible à aucun groupe, parti, population de déclarer son indépendance sous forme d’un Etat ou de toute autre entité (on n’éviterait pas la question de la souveraineté donc…). Il sera en revanche possible à des citoyens français de renoncer à leur citoyenneté, tout en restant libres de circuler, de travailler et d’habiter ces territoires.
Les « citoyens français » pourront cumuler leur citoyenneté française à d’autres citoyennetés, géographiques et non géographiques, réelles ou virtuelles, la nationalité française étant, quant à elle, d’ors et déjà abolie.
La France multipliera les accords avec les pays ou autres entités qui entretiennent des systèmes de citoyenneté similaires.

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« Modification de « fondée » par « ouverte » : « Au début de la première conférence de la fondation, Satoshi Ukai a proposé de ne pas utiliser l’expression : « fonder l’association pour la deconstruction », mais de dire plutôt: « ouvrir l’association ».) Ouvrir « l’Association pour la déconstruction »

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Sur la nécessité de ne plus faire appel à la notion de fondement, et d’un décapage des corpus qui nous » li(e)raient encore

« L’être n’est pas comme une chose indemne. Il n’est que l’orientation incalculable d’une disposition que Heidegger nomme « Dasein », un être-là ouvert dans la fiction qui cherche, tente, lance des questions sans objets, traverse des mondes qui ne sont pas substantivés par l’ontologie. Dans ces ruines circulaires, « il ne s’agit pas seulement de substituer une métaphore à une autre sans le savoir : cela, c’est ce qui s’est toujours produit au cours de l’histoire, de cette histoire universelle dont Borges dit qu’elle n’est peut-être que l’histoire de quelques métaphores ou l’histoire de diverses intonations de quelques métaphores » (p. 279). L’Histoire ne cesse de ravaler une métaphore par une autre qu’elle juge plus éclairante en un progrès qui rend insensible l’utopie fictive qu’elle habite. Il s’agit alors de se replacer au plus près de la fiction quand la chose manque, quand le référent n’a aucun pouvoir de la remplir. Alors on pourrait bien dire avec Borges que la métaphysique est une fiction qui ne le sait pas. L’être ne devient une question que par la force d’habiter dans l’absence de toute référence quand ne restent que des histoires à raconter, des histoires qui, au lieu de se substituer à la chose et de nous la montrer dans son origine et son Absolu, nous disent surtout qu’elle n’est pas, qu’elle manque, et que l’être doit désormais s’écrire non pas comme une icône de Dieu mais bien mieux en le biffant d’une croix. » http://www.ruedescartes.org/articles/2014-3-de-l-art-de-raconter-des-histoires/3/

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La théorie du performatif contre le droit naturel et le contrat social

« [...] La théorie du performatif s’oppose ici à toute théorie du contrat social comme simple sortie de la nature qui impose sa dimension constative à l’excès performatif qui fonde la loi : la « légalité » qui fonde un État est ainsi déjà contaminée par une sorte d’ « illégalité » constitutive, un recours originaire à la force. La tension entre la force et le droit qui fonde la politique ne doit et ne peut pas être simplement niée ou illusoirement résolue, puisqu’elle permet de penser une injustice inscrite au cœur même de la loi et donc d’y opposer une nouvelle forme de justice. Par exemple[10], Nelson Mandela (tout en étant juriste de formation et en admirant la démocratie parlementaire) a refusé de maintenir la lutte du Congrès National Africain dans le cadre constitutionnel, tel qu’il était alors fixé en Afrique du Sud. Il a ainsi rappelé que cette loi constitutionnelle n’avait eu pour auteurs et bénéficiaires qu’une partie extrêmement réduite de la population, celle de la communauté blanche. À travers la Charte de la liberté, qu’il a promulguée en 1955, Mandela a rappelé que, en Afrique du Sud, la violence originaire avait été trop grande, excessive, impossible à oublier (comme dans tous les cas d’États fondés sur un génocide ou une quasi-extermination). Il a ainsi opposé au coup de force originaire de la minorité blanche une nouvelle entité ethno-nationale, un autre ensemble populaire formés de tous les groupes qui habitent l’Afrique du Sud et qui demandait un nouvel acte performatif pour pouvoir à son tour se constituer en État : « À tous les sens de ce terme, Mandela reste donc un homme de loi. Il en a toujours appelé au droit même si, en apparence, il lui a fallu s’opposer à telle ou telle légalité déterminée, et même si certains juges ont fait de lui, à un moment donné, un hors-la-loi[11] ». L’acte performatif qui, en 1955, ne pouvait s’exprimer qu’au futur, a donné lieu en 1994 à la transition inattendue au terme de laquelle le régime de l’apartheid a pris fin, en offrant un exemple rare de résolution pacifique d’un long conflit interne dans le continent africain. [...] » http://strassdelaphilosophie.blogspot.fr/2013/11/derrida-et-le-terrorisme-manola.html

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Peut-être repenser la fondation d’une autorité à partir d’une critique de tout fondement ?

« L’origine de l’autorité, la fondation ou le fondement, la position de la loi ne pouvant par définition s’appuyer finalement que sur elles-mêmes, elles sont elles-mêmes une violence sans fondement. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont injustes en soi, au sens de « illégales » ou « illégitimes ». Elles ne sont ni légales ni illégales en leur moment fondateur. Elles excèdent l’opposition du fondé et du non-fondé, comme de tout fondationnalisme ou de tout antifondationnalisme. Même si le succès d’un performatif fondateur d’un droit (par exemple, et c’est plus qu’un exemple, d’un Etat garant d’un droit) supposent des conditions et des conventions préalables (par exemple dans l’espace national ou international), la même limite « mystique » resurgira à l’origine supposée desdites conditions, règles ou conventions – et de leur interprétation dominante. (J. Derrida, Force de loi, Galilée, p 34) »

Peut-on penser la fondation d’une autorité sans fondement à partir du quasi-concept derridien de « pulsion de pouvoir », (confronter cette notion qui redéfinit la question du lien, à la façon dont le lien est pensé en droit classique par le nexus, contrat social, etc.). A partir de cette redéfinition, il s’agirait d’envisager un ensemble qui se lierait à lui-même par sa capacité à ne laisser aucun discours en rapport à un fondement quelconque lui servir de fondation, des discours religieux, aux discours qui naturalisent le lien à l’autre (« fraternité » ou « peuple » par exemple) pour ouvrir à un tout autre rapport à soi et à l’autre, et à une politique de l’hospitalité (dit autrement, intégrer la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique ?).

De la notion de souveraineté à celle de pulsion de pouvoir – Fragments – Groupe Facebook du 20/09 au 05/10/2014

Dimanche 5 octobre 2014

Le travail de recherche sur le lien entre politique et psychanalyse, de Deleuze à Derrida, continue à travers le groupe Facebook.

De temps à autre, des fragments seront prélevés et importés sur le blog afin de rendre lisible les avancées et de mieux suivre le cheminement de la recherche.

Episodes précédents :

Confrontation Deleuze / Derrida – Fragments – Groupe Facebook 16/07 au 01/08/2014 / Nous sommes revenus sur l’étrange opposition entre Foucault et Deleuze, entre « désir » et « plaisir », à une période où Foucault semblait s’interroger sur « le désir de révolution » et la notion de « répression », pour nous demander si la pulsion de pouvoir interprétée par Derrida ne déborderait pas leurs deux positions respectives. Par cette analyse, ce dernier proposerait-il une autre voie ?

Pulsion de pouvoir, la question de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique – Fragments – Groupe Facebook 02/08 au 14/08/2014 / Puis nous nous sommes intéressés à cette voie alternative que proposerait Derrida de façon récurrente dans ses textes, et qui ne semblerait pas encore avoir été prise en considération : la prise en compte de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique et la résistance que la notion de « pulsion de pouvoir » rencontre au sein même du champ de la psychanalyse, avant de nous interroger sur le potentiel de la psychanalyse comme machine de guerre.

La nécessité d’un déplacement de la psychanalyse hors du champ de la psychanalyse – Fragments – Groupe Facebook 01/09 au 18/09/2014 / Nous avons insisté sur la crise que connaît la psychanalyse, et la nécessité d’un déplacement de la psychanalyse hors de son propre champ pour repenser nos coordonnées juridico-politiques.

Cette fois, nous allons nous interroger sur le remplacement du concept pur de souveraineté par la prise en compte de la pulsion de pouvoir (pour une démocratie à venir).

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L’être en mal de souveraineté

Il faudrait distinguer la pulsion de pouvoir (ou de souveraineté) et l’effet de souveraineté irréductible, de la souveraineté elle-même qui n’est jamais pure (voir Séminaire « La Bête et le souverain »).

« La recherche de la souveraineté sous la forme du souverain bien, l’être en mal de souveraineté, serait hélas indissociable de la possibilité du mal même, de la pulsion de pouvoir (Bemächtigungtrieb) et de la pulsion de destruction, voire de la pulsion de mort.
Nous savons que l’effet de souveraineté – celle-ci fût-elle niée, partagée, divisée –, je ne dis pas la souveraineté elle-même, mais l’effet de souveraineté, est politiquement irréductible.
Mais comment faire pour que cet être en mal de souveraineté légitime et inconditionnelle ne devienne pas une maladie et un malheur, une maladie mortelle et mortifère ? C’est l’impossible même.
La politique, le droit, l’éthique sont peut-être autant de tractations avec cet impossible-là. » Le souverain bien – ou l’Europe en mal de souveraineté 

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Foucault, Au-delà du principe de pouvoir, quand pouvoir et plaisir se mêlent et brouillent l’identification des dispositifs de pouvoir

« Une question se pose alors que, faute de temps, je formule de façon schématique. S’il n’y a plus le pouvoir, un pouvoir unique et centralisateur, comment identifier ces mécanismes, ces dispositifs structurants qui accouplent pouvoir et plaisir dans ce que Foucault appelle « les spirales perpétuelles des pouvoirs et des plaisirs » ? Plus précisément, à quoi reconnaît-on que ces dispositifs sont du pouvoir ? À quoi reconnaît-on qu’ils ont ceci en commun qu’ils portent, supportent, admettent ce nom commun de pouvoir – ou d’ailleurs aussi bien, de plaisir ?  »
Au-delà du principe de pouvoir

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Y aurait-il une tentative chez Derrida de « dépasser » la notion de souveraineté ? Par quel déplacement ?

L’impression de lire de façon continue chez Derrida la nécessité d’ouvrir un chantier juridique qui bouleverserait nos coordonnées en se débarrassant du concept pur de souveraineté (bien qu’il maintienne de façon contradictoire la nécessité de cette notion pour lutter contre les excès des multinationales, mafias, etc). Or, cette perspective ne semble pas intéresser les lecteurs de Derrida, et aucune passerelle avec des laboratoires de recherche en droit ne semble avoir été dressée.

Préalable : s’agit-il tant de modifier les textes qui portent nos régimes de pouvoir que de proposer des techniques bouleversantes dans la façon de les interpréter ?

Petit échange de mail (un peu revu) avec Elise Lamy-Rested

- Une des références qui me paraît assez claire de Derrida, même si on pourrait dire, oui, mais, etc : « ce dont il faut partir, ce n’est plus du concept pur de souveraineté mais des concepts tels que pulsion, transfert, transition, traduction, passage, partage. » p 388, La Bête et le Souverain, édition française du tome 1.
Mon intuition sur la crise de la gauche tient dans la différence entre pulsion de pouvoir (concept quasi-transcendantal), et la notion de souveraineté (héritage métaphysique).
Pour le dire grossièrement (voire très bêtement)
D’un côté, la droite assumerait la pulsion de pouvoir et le fantasme de souveraineté, mais en restant dupe d’une croyance à cette notion dans sa pureté, pourtant « impossible, impure, etc, » (que démontre Derrida) ce qui lui donne cette fascination stupide pour les chefs, les roitelets, etc qui l’incarnent.
De l’autre, la gauche ne veut pas entendre parler de pulsion de pouvoir, et entretient la croyance en un fondement, à partir de la souveraineté du peuple. Or, la crise de la gauche viendrait d’une contradiction à rester dans une logique de souveraineté en déniant la pulsion de pouvoir, et à proposer de vieilles lunes. Aujourd’hui, l’impossibilité de continuer à croire à la vulgate gauchiste avec ses idéaux, d’autant plus que les partis resteraient structurés avec des chefs, etc. Pulsion de pouvoir également d’un héritage de gauche qui structure tous les appareils, qui transmet ses codes et ses façons d’en jouir, et qu’ils ne veulent pas abandonner de peur d’un effondrement (à mon avis salutaire).
Au lieu du déni de cette pulsion de pouvoir, si la gauche pouvait être en mesure de la penser, de l’assumer libidinalement, et de ne pas la traduire en terme de souveraineté (même populaire en croyant faire un déplacement qui n’en est pas un) ce qui vient donner une assise métaphysique de pureté à cette pulsion quasi-transcendantale, elle trouverait peut-être de quoi se renouveler en traduisant autrement tout le champ politique.
A mon avis, c’est une autre raison pour laquelle Derrida attaque Foucault sur les « dispositifs de pouvoir » qui en évitant de penser en terme de pulsion de pouvoir, est reconduit à une sorte de déni (même si Foucault dirait « qu’il n’y a que du pouvoir »). De même la critique de Derrida contre celle que font Deleuze et Guattari à la psychanalyse, encore une fois en l’analysant comme un dispositif de pouvoir, reconduit ce déni, je crois.

- Merci, je crois que je comprends un peu mieux ce dont tu parles si souvent. Je ne crois pas que Derrida propose de se débarrasser de la souveraineté et je ne pense pas non plus qu’il refuserait l’idée d’une souveraineté des peuples. Comment envisagerais-tu une politique articulée autour de la pulsion de pouvoir ?

- je crois que si, justement (ou qu’il ne le dirait plus de cette façon), c’est une des parties du dernier séminaire, dire que la révolution du peuple ne change pas la structure fondamentale, je retombe p 378, « la souveraineté du peuple ou de la nation n’inaugure qu’une nouvelle forme de la même structure fondamentale. On détruit les murs mais on ne déconstruit pas le modèle architectural… »
Pour détruire le modèle, il faudrait éliminer la notion de souveraineté elle-même et les concepts purs qui portent ce modèle, je crois
Après, une politique articulée autour de la pulsion de pouvoir, eh bien c’est là où y a un chantier immense à ouvrir, un chantier de traduction, à partir des concepts de la psychanalyse sans doute, comme dit l’autre, et ce n’est bien entendu pas encore clair pour le moment

- Donc, il y a bien un au-delà du souverain à partir duquel on peut penser une tout autre politique…

- Serait-ce un au-delà de la souveraineté, mais pas un au-delà de la pulsion de pouvoir ?

- Je vois ce que tu veux dire. Mais que fais-tu des concepts de pardon, d’hospitalité, etc. ? Est-ce qu’il relève de la pulsion de pouvoir aussi ?

- le pardon, l’hospitalité, ça serait en effet l’au-delà de la pulsion de pouvoir. Cette pulsion aurait un au-delà, mais peut-être ne pas le dire comme ça : il faudrait peut-être la penser à travers la notion d’auto-immunité, la façon dont ce qui la défait rentre également dans son économie ?
si c’est plus clair pour toi, n’hésite pas

- En fait, je crois que P. n’a pas tort quand il pense que cet au-delà (le retrait de la phénoménologie ou Khôra) n’est plus lié à une pulsion et autres transferts. Mais je pense qu’il a aussi tort quand il articule autour de lui une logique conceptuelle qui soit complètement délivrée de la pulsion et autres transferts (dont la représentation). C’est le double bind dont on parlait tout à l’heure

- je te suis complètement. Il y a en effet l’idée d’une rupture radicale dans la venue de l’autre où je ne sais où Derrida parle d’un phénomène sans phénomène je crois, bref qui excède la pulsion etc, mais ça reste en relation avec la pulsion, la représentation, etc, double bind comme tu dis

- Alors là, c’est ok. Maintenant, qu’est-ce qui se passe politiquement quand on se débarrasse de la souveraineté ?

- je vais répondre en biais
réfléchir à partir de la notion de pulsion de pouvoir, comment on se lie à un ensemble, Otobiographies parle de ça, à partir de la déclaration d’indépendance de Jefferson, comment elle lie le peuple qui n’existe pas, en l’inventant et en le capturant, à travers la signature  des « représentants », effet d’après coup (de force), hypocrisie de L’Etat, etc, et Derrida parle ensuite de Nietzsche et de la politique du Nom propre, comment Nietzsche se lie à lui-même, se fait crédit sur l’avenir, et Derrida je crois opère un déplacement complet du rapport à l’ensemble auquel on est lié, à travers le cas de l’université en décrépitude, la machine à écouter avec des oreilles géantes et un corps minuscule (flux de savoir à sens unique, étudiants qui s’en foutent des cours, et d’autant plus libres qu’esclaves…), et héritage d’un modèle juridique similaire à celui de la déclaration d’indépendance

- ok. Je discerne à peine ce que tu veux dire…

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Des exemples ? Villes refuges 

VM : Comme disait Deleuze faudrait des exemples… Et quand il y a un exemple je suis (sur l’université ) Sans ça les pulsions de pouvoir semblent tout à fait assumées libidinalement de toutes part, la prétendue gauche n’étant pas en reste (c’est la période décomplexée)… Il manque des dispositifs pour les brider, justement, du genre le tirage au sort, pour remplacer le système électif qui sélectionne les plus prédateurs-séducteurs! Sans oublier que c’est finalement aujourd’hui les managers qui gouvernent, donc je trouve que les questions de Derrida (telles que tu nous les livres, je n’ai pas lu la B et S) sont très décalées par rapport à ce dont nous souffrons, qui me semble beaucoup plus proche des sociétés de contrôle décrites par Foucault et DG, avec des jeux sur le risque et la sécurité, etc. Par contre bien sûr que le mythe de la souveraineté ne nous sert pas à grand chose à part à fonder des réactivités autoritaires… et peut-être qu’en effet la psychanalyse post lacanienne en démontant les illusions moiques (comme le font aussi les divers philosophes sus-nommés) peut ouvrir à des conceptions moins infantiles (et pas souverainistes) du pouvoir, avec des chefs qui n’en sont pas, de l’immaitrisé partout, etc (sauf ce qui s’est passé dans certaines écoles analytiques, bien sur)… Bon finalement je commence à avoir envie de jeter un oeil à Derrida…

EJ : Les exemples, c’est compliqué chez Derrida, car je crois qu’il estime que la prise en compte de nouvelles coordonnées subjectives (comme la psychanalyse) n’ont pas d’exemple (surtout dans les écoles psy et leurs façons de fonctionner… sur lesquelles il ironise souvent) et comme il ne souhaite pas dérouler de programme… Il y en a quand même quelques-uns, comme le collège international de philo même si on ne peut pas appeler ça une réussite, et le concept de villes refuges . Ok sur ce que tu dis sur la gauche et la pulsion de pouvoir, mais les assumer, ne serait-ce pas dénier la question politique qu’elle implique ? Après si Foucault par les sociétés de contrôle semble décrire de façon plus intéressante « l’époque », Derrida lui s’attaque à la souveraineté (par la question du droit par exemple) car il considére que c’est un verrou qui tient l’ensemble du jeu. Tu auras beau décrire les sociétés de contrôle, ça ne donnera peut-être que du jeu pour des « contre-conduites » et des stratégies pour en dévier et en sortir, mais ça ne réinvente pas un modèle juridique. Enfin, pourquoi mettre la psychanalyse au coeur de ces enjeux, je crois que c’est un saut pour sortir de la « croyance » à des restes de « fondement », où les sujets risquent encore d’essentialiser une liberté pure, et ce que tu dis sur les illusions moiques, etc. Pour reprendre D&G, le capitalisme deterritorialse les codes pour rabattre sur oedipe, et l’un des objectifs de la schizoanalyse, c’est le « curetage de l’inconscient », finalement ce qui arrive au cours d’une psychanalyse (quand elle n’est pas oedipienne). Je ne sais pas bien, c’est encore en réflexion tout ça…

VM : Dans mon souvenir la popularisation de l’idée de « refuge » opposé à l’ »asile » (souverain) remonte aussi à cette époque reculée ! Cacciari, je crois.

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Droit, coup de force et croyance

 » S’appuyant sur une des célèbres pensées de Pascal, Derrida met en relief, dans Force de loi, la base critique moderne du légalisme libéral. La pensée en question traite de la relation entre la justice, le droit et la force, et aboutit à la conclusion provocatrice qu’ « il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste » (p. 28). Pour Derrida, ce passage révèle le fondement de l’autorité du droit et, en même temps, permet la critique moderne du droit, c’est-à-dire « une critique de l’idéologie juridique, une désidémentation des superstructures du droit qui cachent et reflètent à la fois les intérêts économiques et politiques des forces dominantes de la société » (p. 32).
Derrida ajoute cependant à cette critique idéologique une interprétation plus profonde du fondement du droit, à savoir requise pour d’abord créer, inaugurer ou fonder le droit lui-même. Derrida suggère que cette force d’initiation requiert « un appel à la croyance » et représente ainsi « un coup de force » aussi bien que « le mystique » lui-même (p. 32-33).
Derrida explique qu’il s’agit de la « structure déconstructible du droit » (p.35) et elle devient très importante pour lui parce qu’elle rend possible la possibilité de la déconstruction. C’est précisément ce qui le conduit, paradoxalement, à affirmer que « la déconstruction est la justice » : ce qu’il veut dire par là est que c’est précisément l’autot-autorisation du droit – le moment de l’appel à la croyance dans le droit lui-même – qui représente le moment de rupture, d’indétermination et de force, qui rend possible la critique du légalisme formel et représente le moment de la pratique déconstructionniste (…) »
http://bernardharcourt.com/documents/harcourt-derrida.pdf

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La pulsion de pouvoir à travers un exemple, celui de la Résistance

Retombé sur un texte qui traitait de la pulsion de pouvoir (sans que je le sache à l’époque), où il ne s’agit pas de dire bêtement qu’untel veut le pouvoir, c’est un ensemble qui se lie à lui-même de façon quasi-machinique, et cette liaison s’accompagne de plaisir avec un sentiment d’amour pour lui-même et de peur face à la menace d’être délié en perdant sa référence à soi, la peur pour les composants de l’ensemble de déchoir. Phénomène de pétrification de l’ensemble lui-même et du paysage autour de lui qu’il contribue à ne pas modifier pour continuer à jouir de son agencement.
« Qui va décider si notre passé est vivant ou pas ? » demande le vieil homme.
- Ca dépend de ce que vous pensez, vous. Celui qui a pour projet d’aller encore de l’avant définit son ancien moi comme un moi qu’il n’est plus. Au contraire, le projet de certains implique le refus du temps, une étroite solidarité avec le passé. La plupart des vieillards sont dans ce cas. Ils refusent le temps parce qu’ils ont peur de déchoir. Chacun garde la conviction d’être demeuré immuable. Mais dans quelle mesure la mémoire nous permet-elle de récupérer nos vies ? » répond Edgar.
De même, Berthe demandera à sa grand-mère : « Il y a une question que je n’ai jamais osé poser, à grand-papa, non plus. Pourquoi vous avez gardé votre nom de bataille, et pas le vrai […] Vous vous appelez encore Bayard. Pendant la guerre, oui, mais après ? »
Bayard, nom héroïque de chevalier… La vieille femme ne répond pas.
Ce passage entre en résonance avec le temps présent qui semble arrêté. Peut-être peut-on déceler un indice de cette glaciation ?
Si l’on reprend les quatre moments de l’amour, il semble que ces vieillards aient été saisis d’une telle passion pour leur moi héroïque de résistants (deuxième moment de l’amour), qu’ils n’auraient jamais réussi à passer le moment de la séparation. Et comme si ce refus de la séparation avait entravé le mouvement en empêchant les générations suivantes d’exister, le référent ultime restant cette période glorieuse qui aurait émasculé tout devenir. » (Éloge de l’amour… de la mémoire)

Cette pulsion de pouvoir liée au plaisir montre qu’il ne s’agit pas seulement d’analyser le jeu politique en terme de :
- « dispositif de pouvoir » qui ne fait pas état de la jouissance liée à ces dispositifs, et de la fascination qu’ils exercent au delà du principe de pouvoir (voir texte cité précédemment)
- « agencement de désirs » qui ne tient pas compte de la façon de se lier en faisant retour à soi, et de cette pulsionalité (du pouvoir) que constitue l’agencement

Cette notion de pulsion de pouvoir permettrait-elle de mieux analyser ?
- la psychanalyse et son héritage freudien qui s’agrippe à elle-même, et refuse de prendre en compte son reste d’inanalysé (vu précédemment)
- certains mouvements de gauche eux-mêmes prisonniers d’images glorieuses qui les font maintenir des discours dogmatiques, autre héritage
- notre désaffection par rapport aux liens qui nous font encore tenir ensemble sans que nous n’y prenions plus de plaisir et dans un scepticisme toujours plus grand

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D’une logique de la souveraineté à un autre jeu exprimé en termes de pulsion de pouvoir

Nous avons vu :
- « L’auto-autorisation du droit – le moment de l’appel à la croyance dans le droit lui-même – qui représente le moment de rupture, d’indétermination et de force, qui rend possible la critique du légalisme formel et représente le moment de la pratique déconstructionniste »
- La souveraineté du peuple sur le modèle de la déclaration d’indépendance de Jefferson : comment la déclaration lie le peuple en l’inventant et en le capturant, à travers la signature d’un peuple qui n’existe pas, via « ses représentants », effet d’après coup (de force) – voir Otobiographies. Derrida parle ensuite de Nietzsche et de la politique du Nom propre, comment Nietzsche se lie à lui-même, se fait crédit sur l’avenir.

Digression :

Dans une logique classique de la souveraineté, il y a croyance dans la fable d’une « déclaration du peuple » qui sert de fondement constitutionnel à l’ensemble.
Dans un jeu exprimé en terme de pulsion de pouvoir, au lieu d’un crédit fait à une « fable » en tant que « vérité », il y aurait peut-être un autre rapport à la croyance : un « se faire crédit » qui rendrait à la fiction un statut de fiction plutôt que de croyance à un fondement.
Mais dans les deux cas, il y a coup de force du droit, cet appel à la croyance resterait irréductible.

Quelle différence ?
Par exemple, au lieu de se fonder sur des principes de l’ordre de valeurs universelles, par exemple liberté, égalité, fraternité (auxquelles on ne croit plus, et qui portent des formes de domination derrière leur générosité – question de la fraternité chez Derrida dans Politiques de l’amitié), et qui ouvrent un conflit entre un pacte républicain qui entretient des jeux de domination et les multiples autres croyances qui se mettent à proliférer, notamment, en raison du scepticisme face à ce catéchisme républicain qui produit tant de sermons, le même ensemble pourrait se lier dans un rapport à lui-même à partir de l’absence de fondements (et non de fondation). Mieux, il se lierait, plutôt que sur un fondement, à partir d’une hypercritique de tout fondement, ce qui ramène à la question de la psychanalyse, où l’on apprend plutôt que de s’accrocher à des fondements, à s’ouvrir dans un rapport affirmatif à soi et aux autres (repenser la notion d’ « individu », de « soi », Derrida via Levinas, et l’auto-immunité). Déplacement d’une croyance à des arrière-mondes (encore lié à la notion d’identité stricte et au droit naturel, la mort de dieu, etc), à un tout autre « se faire crédit » et faire crédit à « l’autre » (qu’il soit le socius, le voisin, l’étranger, etc). Ouverture à un autre rapport à la foi qui déborde l’ordre théologico-juridique de nos systèmes de droit.

Où on apprend aussi à se débarrasser de la croyance à une souveraineté pure, à une liberté pure qui n’existent pas (comme le démontre le séminaire « La bête et le souverain »), autre fondement à déconstruire. En lien avec la question de l’Etat, et l’héritage des lumières, notamment du contrat social de Hobbes, anthropologie de la guerre, où les « individus » sont amenés à se lier à eux-mêmes et aux « plus proches » dans la désaffection du lien à l’ensemble, prothèse indifférente affectivement à laquelle on s’accroche pour vivre en société.

Question inverse à partir de la pulsion de pouvoir qui mêle plaisir et lien : quel plaisir pourrait-on trouver à se lier à un ensemble qui ne défend pas de fondements ? En creux de cette critique des fondements surgissent des valeurs qui ne s’expriment plus en termes de principes, mais par un mode d’affirmation, le don, l’hospitalité, au-delà du principe de pouvoir, au-delà de la souveraineté, et où le déplacement du jeu en terme de mouvement ouvrirait à une politique nouvelle de l’hospitalité.

 

Episode suivant : Repenser la fondation d’une autorité à partir d’une critique de tout fondement – pour une nouvelle politique de l’hospitalité ? Du 20/09 au 05/11/2014

La nécessité d’un déplacement de la psychanalyse hors du champ de la psychanalyse – Fragments – Groupe Facebook 01/09 au 18/09/2014 /

Jeudi 18 septembre 2014

Le travail de recherche sur le lien entre politique et psychanalyse, de Deleuze à Derrida, continue à travers le groupe Facebook.
De temps à autre, des fragments seront prélevés et importés sur le blog afin de rendre lisible les avancées et de mieux suivre le cheminement de la recherche.

Episodes précédents :

Confrontation Deleuze / Derrida – Fragments – Groupe Facebook 16/07 au 01/08/2014 / Nous sommes revenus sur l’étrange opposition entre Foucault et Deleuze, entre « désir » et « plaisir », à une période où Foucault semblait s’interroger sur « le désir de révolution » et la notion de « répression », pour nous demander si la pulsion de pouvoir interprétée par Derrida ne déborderait pas leurs deux positions respectives. Par cette analyse, ce dernier proposerait-il une autre voie ?

Pulsion de pouvoir, la question de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique – Fragments – Groupe Facebook 02/08 au 14/08/2014 / Puis nous nous sommes intéressés à cette voie alternative que proposerait Derrida de façon récurrente dans ses textes, et qui ne semblerait pas encore avoir été prise en considération : la prise en compte de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique et la résistance que la notion de « pulsion de pouvoir » rencontre au sein même du champ de la psychanalyse, avant de nous interroger sur le potentiel de la psychanalyse comme machine de guerre.

Cette fois, nous allons insister sur la crise que connaît la psychanalyse, et la nécessité d’un déplacement de la psychanalyse hors de son propre champ.

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Résistance et pulsion de pouvoir : la psychanalyse s’est construite à partir d’un héritage inanalysé et enkysté qu’il faut déconstruire

Derrida pose une question radicale sur l’existence de la psychanalyse elle-même.

- dans « Résistances de la psychanalyse » p47, Derrida écrit : « la lecture que j’ai proposé de Au-delà du principe de plaisir, livre qui commence, comme la conférence de Miguel Giusti, par l’apparition de Méphistophélès et donne la parole, si on peut dire, à l’advocatus diaboli de la pulsion de mort. Or cette lecture tend à reconnaître, dans les paradoxes de la « Bindung » (liaison, enchaînement) et de la « solution » ou de l’« extinction » (Erlöschung), cela même qui relance interminablement l’analyse et la thèse, au-delà de toute Außebung, de toute Setzung et de toute position analytique. Il n’y a pas de position analytique dès lors que la résistance n’est pas identifiable. La position analytique ne peut être, elle, qu’une résistance à cette loi. »

- Cet extrait résonne avec « La carte postale » (p547), lors son échange avec René Major dans « Du tout », lorsque Derrida dit à propos de Freud qu’il aurait eu besoin d’une tranche supplémentaire, et des conséquences de ce reste d’inanalysé : »Alors ce reste d’inanalysé qui le rapporte en dernière instance au dehors absolu du milieu analytique ne jouera pas le rôle d’une frontière, il n’aura pas la forme d’une limite autour du psychanalytique, ce à quoi le psychanalytique comme théorie et comme pratique n’aurait hélas pas eu accès, comme s’il lui restait du terrain à gagner. Pas du tout. Ce sera, cet inanalysé, cela aura été ce sur quoi et autour de quoi se sera construit et mobilisé le mouvement analytique : tout aurait été construit et calculé pour que cet inanalysé soit hérité, protégé, transmis intact, convenablement légué, consolidé, enkysté, encrypté. C’est ce qui donne sa structure au mouvement et à son architecture. »

La psychanalyse se serait construite comme une résistance au fait que la résistance ne serait pas identifiable et qu’elle se déplacerait toujours. Et cette résistance (à « la pulsion de pouvoir ? ») a fait de la psychanalyse elle-même un bastion de pouvoir à partir de ce « reste d’inanalysé ». Et de cette façon, n’aurait-elle pas contribué également à créer la résistance contre elle-même, ainsi que l’état de délabrement dans lequel elle se trouverait aujourd’hui ?

Aussi mauvais que soient « le livre noir de la psychanalyse » ou la critique d’Onfray, ils ne seraient peut-être qu’un symptôme d’une résistance qui s’en prendrait à la psychanalyse en tant que ce reste d’inanalysé qui prétend au « meilleur soin » du sujet par la levée de ses résistances. Or ce reste (en lien avec la pulsion de pouvoir et le fait que la résistance ne serait pas identifiable, et que la cure ne peut être qu’une analyse sans fin), s’il avait été perçu, lui aurait permis de démonter sa propre pulsion de pouvoir (sa vocation à croire pouvoir lever la résistance et libérer le « sujet » sans tenir compte du reste qui rend la notion de résistance problématique), ce qu’elle n’aurait pas su faire, et lui aurait évité de la conduire à se constituer en groupe(s) d’intérêt et de pouvoir au fonctionnement classique.

Dans le séminaire « La bête et le souverain », Derrida propose de nouveau comme alternative à la notion de souveraineté la traduction de la psychanalyse dans le domaine du politique (en utilisant les notions de pulsion de pouvoir, transfert, traduction, partage – voir p 388 Tome 1). On pourrait penser que la psychanalyse elle-même contribuerait à empêcher ce passage au politique du fait qu’elle s’est réservée comme chasse gardée ou fond de commerce toute cette conceptualité qu’elle emploie toujours en terme pathologique et de soin, par une pratique de caste, alors qu’il s’agirait pour Derrida (et Deleuze Guattari) de diffuser autrement la psychanalyse à travers le politique. Et ce petit territoire de la psychanalyse se réduirait de plus en plus à peau de chagrin.

A la fin de l’échange entre Major et Derrida (p 548 La carte postale), ce dernier conclut sur la tranche qu’il « manquerait » à Freud (un mort peut faire une tranche dans une logique spectrale) et qu’il s’est employé à entamer. « Alors qui paie ? » « Qui paiera à qui la tranche de Freud ? » et Derrida ajoute qu’il fait une offre…

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La critique de la psychanalyse par Derrida comparée à celle de Deleuze-Guattari

Cette critique de Derrida pourrait se cumuler à celle de l’anti-oedipe, si ce n’est qu’elle propose de prendre en compte la pulsion de pouvoir pour que la psychanalyse déborde de son cadre, tandis que l’anti-oedipe réduirait la psychanalyse à « un dispositif de pouvoir ».

Nous avons donc :

-  Des psychanalystes qui résistent à la critique de Deleuze et Guattari qui leur font le procès d’opérer un rabattement sur Œdipe et à la critique de Derrida quant à leur pulsion de pouvoir inanalysée (Derrida est d’accord sur ce point avec Deleuze et Guattari)

-  De l’autre, la critique deleuzo –guattarienne qui  passerait à côté de la pulsion de pouvoir (pour la déplacer en la déniant) en laissant entendre que la psychanalyse oedipienne forme une sorte de  « dispositif de pouvoir » qui ferait le jeu du capitalisme qui déterritorialise tous les codes pour rabattre les sujets sur Œdipe.

- Enfin, une critique de Derrida de cette critique (vu  dans un article précédemment) au nom d’une pulsion de pouvoir contre laquelle on ne pourrait pas lutter par une stratégie d’opposition, pulsion de pouvoir qui serait déniée par Deleuze et Guattari du fait qu’ils la traitent comme « un dispositif de pouvoir », alors qu’il aurait fallu la prendre en compte autrement d’un point de vue libidinal.

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Le coup d’envoi freudien et l’urgence de porter la psychanalyse hors de son cadre pour repenser la question de la responsabilité

« [...] Vous avez raison de comparer ces deux « avis de décès » prématurés, ces deux prétendues morts, celle de Marx et celle de Freud. Elles témoignent de la même compulsion à enterrer vivants les trouble-fête encombrants et à s’engager dans un deuil impossible. Mais les survies de ces deux « morts » ne sont pas symétriques. L’une affecte la totalité du champ géopolitique de l’histoire mondiale, l’autre n’étend l’ombre de son semi-deuil qu’aux Etats dits de droit, aux démocraties européennes, judéo-chrétiennes, comme on dit trop vite – et non abrahamiques, dans ce cas, l’Islam étant resté dans l’ensemble […] inaccessible à la psychanalyse.
Vous me demandiez comment maintenir la vertu subversive de Freud. J’essaie de le faire, comme vous l’avez dit, aussi bien dans des textes consacrés à la psychanalyse que dans les autres. L’urgence aujourd’hui, n’est-ce pas de porter la psychanalyse dans des champs où elle n’a pas été jusqu’ici présente ? Ou active ?
Ce ne sont pas, une fois encore, les thèses freudiennes qui comptent le plus à mes yeux, mais plutôt la manière dont Freud nous a aidés à mettre en question un grand nombre de choses concernant la loi, le droit, la religion, l’autorité patriarcale, etc. Grâce à l’élan du coup d’envoi freudien, on peut par exemple relancer la question de la responsabilité : au lieu d’un sujet conscient de lui-même, répondant souverainement de lui-même devant la loi, on peut mettre en place l’idée d’un « sujet » divisé, différencié, qui ne soit pas réduit à une intentionnalité consciente et egologique. Et d’un « sujet » installant progressivement, laborieusement, toujours imparfaitement, les conditions stabilisées – c’est-à-dire non naturelles, essentiellement et à jamais instables – de son autonomie : sur le fond inépuisable et invincible d’une hétéronomie. Freud nous aide à mettre en question les tranquilles assurances de la responsabilité. Dans le séminaire intitulé « Questions de responsabilité » que je tiens depuis douze ans, je traite de questions comme le témoignage, le secret, l’hospitalité, le pardon et maintenant la peine de mort. J’essaie de voir ce que peuvent vouloir dire des termes comme « répondre devant », « répondre à », « répondre de », « répondre de soi », dès lors qu’on les regarde du point de vue de ce qu’on appelle encore l’ « inconscient » « . De quoi demain… Dialogue entre Derrida et Roudinesco, p 285, 286, 2001, Edition de poche Flammarion

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Petit retour sur les machines désirantes pour éclairer la question de la responsabilité

- Nous sommes tous des machines désirantes.
- Nous ne sommes pas des machines désirantes, nous sommes appendus à des machines différentes et pour certains névrosés appendus à des machines qui ne tirent pas du tout dans la même direction. Si nous étions des machines désirantes, il n’y aurait aucun problème, nous serions déjà des robots.
En tant qu’êtres humains nous avons à composer avec nos machines désirantes.

- Ou la question du sujet et des machines désirantes. Ci-dessous 3 extraits qui reprennent cette problématique :

1) le premier extrait éclaire la notion de sujet dans la conception des machines désirantes de D&G, et montre le renversement du sujet cartésien vers un sujet comme « reste ». Dans le cas du sujet « cartésien », la responsabilité est liée à un concept de liberté « souveraine ». Dans le cas d’un sujet comme « reste », on peut s’interroger sur ce qu’il / qui il engage en terme de responsabilité, et s’il ne dissipe pas cette dernière, « il n’y aurait aucun problème, nous serions déjà des robots ».

2) Le deuxième extrait tiré du même texte laisserait entendre que dans ce sujet « je sens » élaboré par D&G, il y aurait peut-être un « au-delà » de la matière. Serait-ce ce retour d’un quasi-transcendantal qui engagerait une responsabilité qui ne serait plus de l’ordre de celle d’un sujet cartésien ?

3) Le troisième extrait ci-dessous tiré de la pensée de Derrida s’attaque à la question autrement à travers le Qui et le Quoi (le sujet et la machine par exemple) où l’un et l’autre ne peuvent qu’être mis tension sans résolution d’un côté ou de l’autre, au risque de sombrer dans la bêtise. Et comment penser la responsabilité dans cette aporie ?

1) [...] Cependant, la description du processus de production des machines désirantes demeure incomplète si l’on ne décrit pas le lien qui existe entre la machine désirante et le corps plein sans organes. Ainsi, nous avons vu que considérer l’homme comme une machine était une façon de lui retirer toute subjectivité, l’homme n’est pas un sujet conscient s’il n’est qu’une machine qui produit. Or, le corps plein sans organes en relation avec la machines désirante donne naissance au sujet que nous cherchions, c’est du moins notre hypothèse. Ainsi, il est ce qui est à côté des machines, il est un reste qui résulte de la production des machines. Parce qu’il est hors de l’organisme des machines désirantes, il « est l’improductif, le stérile, l’inengendré, l’inconsommable »20. Le corps plein sans organes n’est pas un organisme, il est « de l’anti-production »21. Le corps plein sans organes est « une surface pour l’enregistrement de tout le procès de production du désir, si bien que les machines désirantes semblent en émaner dans le mouvement objectif apparent qui les lui rapporte »22. On comprend ici que le sujet cartésien dépositaire d’une libre volonté, comme principe de ses actes, est ici détruit. Le sujet cartésien est illusoire parce qu’il résulte de l’idée selon laquelle si l’on continue à penser selon la terminologie de l’Anti-Œdipe, le corps plein sans organes serait la cause de l’activité des machines désirantes. En vérité, le corps plein sans organes est un résidu de l’activité de production. Le sujet est alors avant tout un sujet d’expérience. C’est ainsi que le sujet est ce quelque chose, à côté de la production, qui peut enregistrer l’activité des machines. [...] http://philosophique.revues.org/659

2) « [...] Néanmoins, si le sujet est sujet d’expérience, s’il est bien un « je sens », il existe un décalage par rapport à l’activité productive, un surplus, un résidu qui fonde la conscience d’un sentir. On pourrait alors se demander si l’existence même d’un sujet n’est pas déjà une forme de transcendance dans la mesure où il se démarque de la matière même. Ainsi même si le sujet se forme, dans la relation du corps plein sans organe, aux machines désirantes, il leur est attaché parce qu’il est leur produit mais il s’en détache parce qu’il est un centre d’enregistrement. Le sujet semble alors être un dépassement de la matière remettant peut-être en question le caractère absolument immanent du monde décrit par l’Anti-Œdipe. [...] http://philosophique.revues.org/659

3) Derrida : « Il y a, dans le texte ou l’écriture, avant toute autonomie possible du sujet, avant tout « je », tout individu, toute communauté et même avant l’humain, une instance qui engage, acquiesce, interroge, un « Qui » disloqué, divisé, qui énonce un « Oui ». Cette instance antérieure à toute subjectivité, et aussi à la distinction homme/animal, engage dans l’altérité. A partir de cette instance, on peut se poser la question « Qui est l’homme? » – au risque que cette question se transforme en « Quoi est l’homme? » ou « Qu’est-ce que l’homme? ». A-t-on vraiment l’assurance que ce Qui ne soit pas un Quoi ? Il est impossible de répondre.
Entre le Qui et le Quoi, ça diffère.
Pour qu’il puisse y avoir rapport (quel qu’il soit : tension, croisement, contamination) entre le Qui et le Quoi, il faudrait d’abord les définir, dire en quoi ils se distinguent et s’opposent. Mais c’est justement ce que Jacques Derrida évite de faire. Tout se passe comme si, entre ces deux mots, il y avait production d’écart, d’espacement (voire d’oeuvre, de poésie ou d’art) à condition que l’opposition ne se fige pas.
La philosophie devrait commencer en un lieu qui serait à la fois du côté du Qui et du Quoi. Le Qui et le Quoi ne s’y confondraient pas, ne pourraient pas s’y confondre, ils différeraient irréductiblement, sous un nom ou un autre : conscient/inconscient, Moi-je/Fond indéterminé, vivant/mort, quelqu’un/quelque chose, sujet/machine, mais en ce lieu subsisterait toujours une part d’indétermination qu’on pourrait interpréter comme une impuissance du langage, une bêtise. Le comble de la bêtise serait d’en rester soit à l’absolu du Qui (le Moi-je comme autoposition ou propre de l’homme), soit à l’absolu du Quoi (l’espoir de maîtriser l’étrangeté par une surenchère de souveraineté réactionnelle, d’automatismes, à la façon de Monsieur Teste). En ce lieu, ni le Quoi ne pourrait être dit plus bête que le Qui, ni l’inverse. L’un serait toujours plus ou moins bête que l’autre. Entre eux, (comme entre la bête et le souverain), ce serait une différance qui opérerait. » http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1403051244.html

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Pourquoi tenter de suivre Derrida, ou le meilleur moyen d’affronter la démocratie libérale – le terrain des textes, au nom de la raison 

Pourquoi insister sur l’intégration de la psychanalyse et de la pensée contemporaine dans l’ordre juridico-politique de la démocratie ? Cela ne semble-t-il pas vain étant donné leur incapacité à pénétrer jusqu’à maintenant ces champs qui résistent par l’indifférence (y a-t-il beaucoup de liens par exemple entre philosophie contemporaine et philosophie du droit où des juristes de références tenteraient de déplacer les concepts juridiques actuels) ? Mais si la pensée contemporaine n’alimente que des courants politiques et certaines formes de militantisme, tant qu’elle n’arrive pas à percer le champ juridico-politique de la démocratie libérale, ses effets ne sont-ils pas voués à rester marginaux ?
Pourquoi tenter de suivre Derrida et en quoi sa stratégie semblerait aussi « opportune » ? (avec celle d’autres penseurs qu’il est également important de convoquer pour leur capacité à ouvrir d’autres espaces)
Les lignes de fuite et les créations politiques exceptionnelles (type psychothérapie institutionnelle) ne suffiraient pas à déboulonner les fondements de la démocratie libérale, et une lutte qui entraînerait un changement de coordonnées ne peut non plus se faire sur le terrain des armes et de la révolte (disproportion inouïe entre les forces armées actuelles et n’importe quel mouvement d’insurrection, bien qu’il puisse y avoir des victoires politiques type « Notre Dame des Landes », et bien qu’ils portent une force faible pour une démocratie à venir, etc), il ne pourrait se faire que sur celui des textes. En effet, quant à la confrontation sur les textes, la puissance serait du côté d’un autre jeu que celui de la démocratie libérale qui repose sur la notion de souveraineté en rapport à celle de « fondement », notions déconstruites rationnellement, s’il faut utiliser le critère par excellence qui fait loi, celui de la « raison » du « plus fort ». Une raison au service d’une confrontation avec tout l’édifice philosophique actuel et ses effets juridico-politiques. La raison serait en mesure de renverser cet édifice construit lui-même sur la raison, mais qui, poussé par une raison paroxystique, se déferait par un étrange mouvement, où la loi de la raison la plus forte (la seule force à même de se confronter dans la plus grande violence à des textes fondateurs en l’emportant), « raison triomphante », déclencherait un processus auto-immunitaire, transformant une pensée où la raison est dictatoriale et fondée sur des concepts purs (de liberté, d’autonomie) en pensée où une raison « plus forte » ouvrirait à un tout autre rapport à ces concepts qui seraient déconstruits et donc, à un tout autre rapport au politique.

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Droit et philosophie du droit, une spectaculaire carence dans le champ français

« D. Droit et philosophie du droit. Nous en étions convaincus au début de notre mission et nous en avons eu la confirmation la plus démonstrative, il y a là une spectaculaire carence dans le champ français. Beaucoup de philosophes et de juristes le regrettent et proposent qu’un effort tout particulier soit entrepris dans ce domaine. Cet effort pourrait s’engager d’abord dans les directions que nous venons d’indiquer en prenant en compte les problèmes de droit posés par certaines mutations modernes (techniques, économiques, politiques, artistiques). Les thèmes de la destination, du don, et donc de l’échange et de la dette, s’y prêtent de façon tout à fait privilégiée. Ne parlons pas seulement des démarches « comparatistes », ethno- sociologiques et historiques que cela impose, mais aussi de certaines approches moins classiques, par exemple à partir d’analyses « pragmatiques » de la structure des énoncés juridiques. Inversement, on étudiera aussi les conditions juridiques de la constitution d’oeuvres d’art ou du champ de la production et de la réception (ou destination) des œuvres. Sans parler de toutes les connexions possibles avec une problématique politique, voire théologico-politique. Pour nous limiter à quelques exemples indicatifs, voici, accumulées dans leur apparente diversité, quelques provocations « modernes » à cette nouvelle réflexion philosophico-juridique : les phénomènes de la société totalitaire, les nouvelles techniques de torture physique et psychique, les nouvelles conditions de l’investissement et de l’occupation de l’espace (urbanisme, espace naval et aérien, « recherches spatiales »), les progrès de l’informatisation, les propriétés et transferts de technologie, la propriété, la reproduction et la diffusion des œuvres d’art dans de nouvelles conditions techniques et compte tenu de nouveaux supports de production et d’archivation. Toutes ces transformations en cours appellent une profonde réélaboration de la conceptualité et de l’axiomatique du droit, du droit international, du droit public et du droit privé. Une nouvelle problématique des droits de l’homme s’annonce aussi, elle progresse lentement et laborieusement à l’intérieur de grandes instances internationales. Il semble que la philosophie française s’y soit jusqu’ici trop peu intéressée. Cette carence se dissimule souvent sous l’éloquence classique des déclarations en faveur des droits de l’homme. Si nécessaires qu’elles soient, de telles déclarations ne tiennent plus lieu de pensée philosophique. Une telle pensée doit se mesurer aujourd’hui à une situation sans précédent. » Coups d’envoi (Pour le Collège International de Philosophie, 1982), Derrida.

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L’Etat-Nation, les Lumières à venir, compter avec la logique de l’inconscient, ou la raison contre les rationalisations

« […] Tout Etat souverain est d’ailleurs virtuellement et a priori en état d’abuser de son pouvoir et de transgresser, comme un Etat voyou, le droit international. Il y a de l’Etat voyou dans tout Etat. L’usage du pouvoir d’Etat est ici originairement excessif et abusif. Comme l’est d’ailleurs le recours à la terreur et à la peur qui a toujours été, c’est vieux comme le monde et Hobbes l’a fort bien théorisé, le ressort ultime du pouvoir souverain de l’Etat – sous une forme implicite ou explicite, grossière ou subtile, fût-elle contractuelle et protectrice. Alléguer le contraire, c’est toujours une dénégation, une rationalisation, parfois une ratiocination qui ne doit pas nous tromper.
Cela nous rappelle qu’il faut, au nom de la raison, se méfier parfois des rationalisations. Soit dit en passant, trop vite, les Lumières à venir devraient donc nous enjoindre de compter aussi avec la logique de l’inconscient, et donc avec l’idée au moins, je ne dis pas la doctrine, engagée par la révolution psychanalytique. Qui d’ailleurs n’aurait eu aucune chance de surgir sans l’histoire, entre autres conditions, sans cette médecine empoisonnée, sans le pharmakon de cette inflexible et cruelle autoimmunité qu’elle appelle parfois « pulsion de mort » et qui ne limite pas le vivant à sa forme consciente et représentative.
Sans doute est-il donc nécessaire, au nom de la raison, de remettre en cause et de limiter une logique de la souveraineté état-nationale. Sans doute est-il nécessaire d’entamer, avec son principe d’indivisibilité, son droit à l’exception, son droit de suspendre le droit, l’indéniable onto-théologie qui la fonde, même en régime dit démocratique, et même si cela est dénié, de façon à mes yeux contestable, par exemple par des experts de Bodin, de Hobbes ou de Rousseau. […] » J. Derrida, Le « Monde » des Lumières à venir (Arriver – aux fins de l’Etat) dans Voyous, Galilée, 2003, p 215

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Proposition politique potentielle a priori aussi dérisoire qu’utopique

L’opportunité de porter la déconstruction dans le milieu de la psychanalyse en profonde crise à partir de son reste d’inanalysé, la pulsion de pouvoir, et la faire déborder de la pratique en cabinet pour qu’elle s’étende au champ politique (sans se contenter des seuls effets qu’elle produit sur les « patients » au cas par cas), reconsidérer les concepts de la psychanalyse pour ne pas les restreindre à une vocation à soigner la maladie, où elle n’aurait pour objet que ce qu’on nomme le « pathologique » (avec tout le problème de la cure interminable et de la résistance, vu précédemment), transformer les psychanalystes en expert en droit (constitutionnel, privé, public) pour envisager la traduction de ce champ dans l’ordre juridico-politique et repenser la notion de souveraineté.

On dira, mais pourquoi donc la psychanalyse et les psychanalystes ?

Ils resteraient peut-être, malgré la pulsion de pouvoir dont ils seraient dupes (et une fois cette « résistance » mise au jour), les plus à même de porter et de traduire une pensée qui déplacerait le jeu politique en déconstruisant les concepts liés de liberté et de souveraineté qui fondent les Etat-Nation dans lesquels nos subjectivités seraient produites…
Pour ce faire, prévoir de nouveaux Etats généraux de la psychanalyse ?

- Reste à définir la pulsion de pouvoir. Ce concept est-il clair ?
- Pulsion de pouvoir vue précédemment : « Il n’y a que du plaisir qui se limite lui-même, de la douleur qui se limite elle-même, avec toutes les différences de forces, d’intensité, de qualité qu’un ensemble, un corpus, un « corps » peut supporter ou « se » donner, se laisser donner. Un « ensemble » étant donné, que nous ne limitons pas ici au « sujet », à l’individu, encore moins au « moi », au conscient ou à l’inconscient, non davantage à l’ensemble comme totalité de parties, une forte stricture peut donner lieu à « plus » de plaisir et de douleur que, dans un autre « ensemble » […]. La force de stricture, la capacité de se lier, reste en rapport avec ce qu’il y a à lier (ce qui donne et se donne à lier), la puissance liant le liant au liable. […] Si ce mot (l’ensemble) doit renvoyer à une « unité » qui n’est rigoureusement ni celle du sujet, ni celle de la conscience, de l’inconscient, de la personne, de l’âme et/ou du corps, du socius ou d’un « système » en général, il faut bien que l’ensemble en tant que tel se lie à lui-même pour se constituer comme tel. Tout être-ensemble, même si sa modalité ne se limite à aucune de celles que nous venons de mettre en série, commence par se-lier, par un se-lier dans un rapport différantiel à soi. Il s’envoie et se poste ainsi. Il se destine. […].Il y aurait, liée à la stricture et par elle, une valeur de maîtrise qui ne serait ni de la vie ni de la mort. […]
[…] On peut alors envisager un privilège quasi transcendantal de cette pulsion de maîtrise, pulsion de puissance ou pulsion d’emprise. […] La pulsion d’emprise doit être aussi le rapport à soi de la pulsion : pas de pulsion qui ne soit poussée à se lier à soi et à s’assurer la maîtrise de soi comme pulsion. […] C’est la pulsion comme pulsion, la pulsion de pulsion, la pulsionnalité de la pulsion. » P 428, 429, 430 Spéculer sur Freud dans La carte postale, J. Derrida

>>> Le rapport de la psychanalyse à son héritage freudien, se liant à elle-même par le nom de Freud, et se liant à tout un ensemble conceptuel, ajouté à sa notion de « résistance », ce reste d’inanalysé avec ce qu’il implique et qui lui a servi à asseoir sa théorie et sa pratique, la rendraient dupes d’une pulsion de pouvoir, où liée à elle-même, elle serait dans l’incapacité de se transformer, sauf à faire un travail déconstructif profond. Or, les attaques qu’elle subit, au lieu de la pousser à un repli défensif, pourraient-elles l’entraîner à faire cette transformation de fond en comble ?

>>> Mais encore une fois… pourquoi aurait-on besoin des psychanalystes ?

Prochain épisode :  De la notion de souveraineté à celle de pulsion de pouvoir 

Pulsion de pouvoir, la question de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique – Fragments – Groupe Facebook 02/08 au 14/08/2014

Mercredi 13 août 2014

Le travail de recherche sur le lien entre politique et psychanalyse, de Deleuze à Derrida, continue à travers le groupe facebook.

De temps à autre, des fragments seront prélevés et importés sur le blog afin de rendre lisible les avancées et de mieux suivre le cheminement de la recherche.

Episode précédent : Confrontation Deleuze / Derrida – Fragments – Groupe Facebook 16/07 au 01/08/2014 / Nous sommes revenus sur l’étrange opposition entre Foucault et Deleuze, entre « désir » et « plaisir », à une période où Foucault semblait s’interroger sur « le désir de révolution » et la notion de « répression », pour nous demander si la pulsion de pouvoir interprétée par Derrida ne déborderait pas leurs deux positions respectives. Par cette analyse, ce dernier proposerait-il une autre voie ?

Cette fois, nous allons nous intéresser à cette voie alternative que proposerait Derrida de façon récurrente dans ses textes, et qui ne semblerait pas encore avoir été prise en considération.

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La psychanalyse ne serait plus à la mode

-  « Une inquiétude devant ce que j’appellerais de façon vague et flottante (mais la chose est essentiellement vague, elle vit d’être flottante et sans contour arrêté), l’air du temps philosophique, celui que nous respirons ou celui qui peut donner lieu à des bulletins de la météorologie philosophique. Or que nous disent les bulletins de cette doxa philosophique ? Que, auprès de nombreux philosophes et d’une certaine « opinion publique », autre instance vague et flottante, la psychanalyse n’est plus à la mode, après l’avoir été démesurément, à la mode, après avoir, dans les années 60/70, repoussé la philosophie loin du centre, obligeant le discours philosophique à compter avec une logique de l’inconscient, au risque de se laisser déloger de ses certitudes les plus fondamentales, au risque de souffrir l’expropriation de son sol, de ses axiomes, de ses normes et de son langage, bref de ce que les philosophes considéraient comme la raison philosophique, la décision philosophique même, au risque de souffrir, donc, l’expropriation de ce qui, associant cette raison, bien souvent, à la conscience du sujet ou du moi, à la représentation, à la liberté, à l’autonomie, semblait aussi garantir l’exercice d’une authentique responsabilité philosophique. Ce qui s’est passé, dans l’air du temps philosophique, si je me risque à le caractériser de façon massive et macroscopique, c’est qu’après un moment d’angoisse intimidée, certains philosophes se sont ressaisis. Et aujourd’hui, dans l’air du temps, on commence à faire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé, comme si la prise en compte de l’événement de la psychanalyse, d’une logique de l’inconscient, de « concepts inconscients », même, n’était plus de rigueur, n’avait même plus sa place dans quelque chose comme une histoire de la raison : comme si on pouvait continuer tranquillement le bon vieux discours des Lumières, revenir à Kant, rappeler à la responsabilité éthique ou juridique ou politique du sujet en restaurant l’autorité de la conscience, du moi, du cogito réflexif, d’un « Je pense » sans peine et sans paradoxe ; comme si, dans ce moment de restauration philosophique qui est l’air du temps, car ce qui est à l’ordre du jour, à l’ordre moral de l’ordre du jour, c’est une espèce de restauration honteuse et bâclée, comme s’il s’agissait donc de mettre à plat les exigences dites de la raison dans un discours purement communicationnel, informationnel et sans pli ; comme s’il redevenait légitime, enfin, d’accuser d’obscurité ou d’irrationalisme quiconque complique un peu les choses à s’interroger sur la raison de la raison, sur l’histoire du principe de raison ou sur l’événement, peut-être traumatique, que constitue quelque chose comme la psychanalyse dans le rapport à soi de la raison. » Jacques Derrida, « Let us not forget — Psychoanalysis », The Oxford Literary Review, « Psychoanalysis and Literature », 1990

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Une voie non explorée proposée par Derrida dans de nombreux textes : La psychanalyse et la reconstruction de l’axiomatique du droit, de tout le discours construit sur l’instance du moi, de la responsabilité consciente, la rhétorique politicienne, la psychiatrie légale etc.

- « [...] Vous êtes l’un des très rares philosophes à s’intéresser à la psychanalyse et à lui donner une place dans votre oeuvre, non seulement comme simple référence mais dans un mouvement de va-et-vient continuel. Y a-t-il à votre intérêt des raisons philosophiques ?

- Sans parler des contenus, à quoi reconnaît-on qu’une écriture - celle des psychanalystes aussi bien que celle des philosophes – ne garde parfois aucune trace de la psychanalyse ? Maintenant, s’il y a quelque affinité entre quelque chose de la « subversion » psychanalytique et l’affirmation « déconstructive », disons, de la philosophie, cette dernière peut aussi viser une certaine « philosophie » de la psychanalyse.

- Que voulez-vous dire par « subversion » psychanalytique ?

- Le mot n’est pas bon, je m’en suis servi par commodité. La psychanalyse devrait obliger à repenser beaucoup d’assurances, par exemple à reconstruire toute l’axiomatique du droit, de la morale, des « droits de l’homme », tout le discours construit sur l’instance du moi, de la responsabilité consciente, la rhétorique politicienne, le concept de torture, la psychiatrie légale et tout son système, etc.
Non pour renoncer aux affirmations éthiques ou politiques, au contraire, pour leur avenir même. Cela ne se fait ni dans la société psychanalytique ni dans la société tout court, en tout cas pas assez, pas assez vite. Voilà peut-être une tâche pour la pensée. Nous vivons tous, à cet égard, dans une dissociation quotidienne, terrifiante et comique à la fois, notre lot historique le plus singulier…» Derrida, Points de suspension, p136

- Une voie en fait qui a commencé à être explorée par René Major dans la revue Confrontations : L’Etat freudien. Cahiers 11, 1984.

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Qu’est-ce qui résiste à la prise en compte de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique ?

- « Un « sujet », quel qu’il soit (individu, citoyen, Etat) ne s’institue que depuis cette « peur » (la peur que suscite l’idée de l’inconscient), et il a toujours la force et la forme protectrice d’un barrage. Le barrage interrompt, puis il accumule et canalise l’énergie. Car à travers tant de différences à ne jamais oublier, nos sociétés européennes sont toujours dominées par quelque chose comme un « système » éthique, juridique et politique, une Idée du Bien, de Droit et de la Cité (de la citoyenneté et de l’Etat). […]
Ce « système » et cette « Idée » sont avant tout des constructions produites pour résister à ce qui est ressenti comme une menace. Car la « logique de l’inconscient » reste incompatible avec ce qui définit l’identité de l’éthique, du politique et du juridique dans ses concepts, mais aussi dans ses institutions, et donc dans ses expériences humaines. Si l’on prenait en compte sérieusement, effectivement, pratiquement la psychanalyse, ce serait un tremblement de terre à peu près inimaginable. Indescriptible. Même pour les psychanalystes.
Parfois, cette menace sismique passe à l’intérieur de nous-mêmes, à l’intérieur de chaque individu. Dans notre vie, nous le savons bien, nous le savons trop, nous tenons des discours équivoques, hypocrites, dans le meilleur des cas ironiques, structurellement ironiques. Nous faisons comme si la psychanalyse n’avait jamais existé. Même ceux qui sont convaincus, comme nous le sommes, de la nécessité inéluctable de la révolution psychanalytique, et au moins de la question psychanalytique, eh bien, dans leur vie, dans leur langage courant, dans leur expérience sociale, ils agissent comme si de rien n’était, si je puis dire, comme au siècle dernier. Dans toute une zone de notre vie, nous faisons comme si, au fond, nous croyions à l’autorité souveraine du moi, de la conscience, etc., et nous tenons le langage de cette « autonomie ». Nous savons, certes, que nous parlons plusieurs langues à la fois. Mais cela ne change à peu près rien, rien à l’âme ni au corps, au corps de chacun et au corps de la société, au corps de la nation, au corps des appareils discursifs et juridico-politiques » De quoi demain… Derrida (entretien avec Roudinesco), p290, 2001

- On peut se demander qui pourrait supporter une pensée aussi radicale, en tout cas, on y serait attiré par « le courage de sa peur » comme dit Derrida quelque part dans la bête et le souverain, ce n’est pas la radicalité révolutionnaire et violente (souvent accompagnée de bonne conscience) comme on l’entend habituellement, celle-ci semblerait bien plus inquiétante…

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Pulsion de pouvoir, compulsion de répétition, et déni – des psychanalystes eux-mêmes – ou comment le dire encore autrement ?

- Intervention de Charles Melman, débat qui suit l’exposé de René Major, Ce qui résiste (encore) à l’analyse de la résistance (Etudes freudiennes n°37, octobre 1996)
« J’ai été très sensible, dans l’exposé de René Major, à ce qu’il nous a dit de la compulsion de répétition et de la manière dont celle-ci se présente comme la résistance propre à l’inconscient. Compulsion de répétition, autrement dit : notre souhait fondamental, foncier, de retrouver toujours le réel à la même place, ce qui implique aussi, d’une certaine manière, notre identité, notre personne, nos pensées, nos habitudes, notre style, voire nos symptômes. Accomplir le voyage, mais dans l’assurance que nous retrouverons le port. La question que je poserais à ce propos est de savoir dans quelle mesure ce réel, que nous avons ainsi le souci de retrouver à la même place, ne ressemble pas à nos travaux théoriques, car nous avons là encore cette sorte de tendance, à mes yeux fâcheuse, à veiller à retrouver nos textes, nos exemples, nos familiarités, nos complicités et nos échanges, et à faire, en conséquence, que le réel revienne soigneusement, là encore, à la même place. Or la question qui est si bien posée par Ces Journées, c’est, me semble-t-il, le problème de la résistance à la psychanalyse aujourd’hui […] On comprend bien qu’aujourd’hui la psychanalyse fasse de plus en plus résistance puisque, pour nos amis intellectuels, il est évident que l’existence de l’inconscient constitue un désaveu infligé à leur effort, à leur travail, à la validité de celui-ci, et donc que l’existence même de la psychanalyse vient mettre en péril leur emploi ; on sait non moins bien de quelle façon la psychanalyse met en cause tous les savoirs constitués, qu’ils soient universitaires ou non, puisque l’existence de l’inconscient vient les récuser. On sait enfin de quelle façon la psychanalyse met en cause tous les pouvoirs constitués, puisque l’existence de l’inconscient vient par là même montrer le caractère d’autant plus obligé, d’autant plus nécessaire, d’autant plus totalitaire de ces pouvoirs qu’il est plus factice. On voit donc clairement toutes les raisons sociales, évidentes, criantes, qui font qu’aujourd’hui la résistance à la psychanalyse puisse être vive. Mais le problème, à mes yeux en tout cas, est de savoir quelle est, parmi nous-mêmes, la résistance à la psychanalyse aujourd’hui […] »

- Etant donné le jeu de la compulsion de répétition et la résistance qu’elle constitue, une politique est-elle seulement possible à partir de l’abîme qu’ouvre la psychanalyse ?

- Mais inversement, un changement de coordonnées politiques peut-il avoir lieu sans la prise en compte de la psychanalyse ?

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- Foucault analyse les dispositifs de pouvoirs et propose des modes de subjectivations pour « résister », mais pour lui, la psychanalyse resterait tributaire et/ou complice des discours de certains de ces dispositifs (et c’est bien le cas de la psychanalyse oedipienne en cabinet).

- Deleuze & Guattari élaborent une stratégie des lignes de fuite et cherchent la machine de guerre qui saura se brancher sur toutes ces lignes de « désir » pour qu’une révolution transforme le paysage et ne reproduise pas un appareil d’Etat

(http://lesilencequiparle.unblog.fr/2014/07/30/cinq-propositions-sur-la-psychanalyse-lile-deserte-et-autres-textes-gilles-deleuze/).

- Derrida pense qu’il s’agit d’intégrer « la psychanalyse » dans l’ordre juridico-politique, et que rien ne pourra se faire sans qu’elle ne soit prise en compte. Il se confronte aux textes fondateurs qui donnent assise à nos démocraties libérales pour les déboulonner rationnellement, méthodiquement. Nous vivrions sur des fondements qui n’en sont plus, d’où, peut-être, cet étrange sentiment d’anachronisme partagé par quelques uns…

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Foi et savoir, un texte de Derrida (parmi de nombreux autres comme Voyous, La Bête et le souverain, De quoi demain…) qui évoquerait la psychanalyse comme « révolution » urgente et incontournable 

« 42. Dans nos « guerres de religion », la violence a deux âges. L’une, nous en parlions plus haut, paraît « contemporaine », elle s’accorde ou s’allie à l’hypersophistication de la télé-technologie militaire – de la culture « digitale » et cyberespacée. L’autre est une « nouvelle violence archaïque », si l’on peut dire. Elle riposte à la première et à tout ce qu’elle représente. Revanche. Recourant en fait aux mêmes ressources du pouvoir médiatique, elle revient (selon le retour, la ressource, le ressourcement et la loi de réactivité interne et auto-immune que nous tentons de formaliser ici) au plus près du corps propre et du vivant prémachinique. En tout cas de son désir et de son phantasme. On se venge contre la machine expropriante et décorporalisante en recourant – en revenant – à la main nue, au sexe ou à l’outil élémentaire, souvent à l’ « arme blanche ». Ce qu’on appelle les « tueries » et les « atrocités », mots qu’on n’utilise jamais dans les guerres « propres », là où justement l’on ne compte plus les morts (obus téléguidés sur des villes entières, missiles « intelligents », etc.), ce sont les tortures, les décapitations, les mutilations de toute sorte. Il y va toujours d’une vengeance déclarée, souvent déclarée comme revanche sexuelle : viols, sexes meurtris ou mains tranchées, exhibition de cadavres, expédition des têtes coupées, qu’on tenait naguère, en France, au bout d’une pique (processions phalliques des « religions naturelles »). C’est le cas par exemple, mais ce n’est qu’un exemple, dans l’Algérie d’aujourd’hui, au nom de l’islam, dont se réclament, chacun à sa manière, les deux belligérants. Ce sont là aussi les symptômes d’un recours réactif et négatif, la vengeance du corps propre contre une télé-technoscience expropriatrice et délocalisatrice, celle qui se trouve en fait identifiée à la mondialité du marché, à l’hégémonie militaro-capitalistique, à la mondialatinisation du modèle démocratique, sous sa double forme, séculaire et religieuse. D’où, autre figure de la double origine, l’alliance prévisible des pires effets de fanatisme, de dogmatisme ou d’obscurantisme irrationaliste avec l’acuité hypercritique et l’analyse vigilante des hégémonies et des modèles de l’adversaire (mondialatinisation, religion qui ne dit pas son nom, ethnocentrisme à visage, comme toujours, « universaliste », marché de la science et de la technique, rhétorique démocratique, stratégie « humanitaire » ou du « maintien de la paix » par une peacekeepink force, là où l’on comptera jamais de la même façon les morts du Rwanda et ceux des Etats-Unis d’Amérique ou d’Europe). Cette radicalisation archaïque et apparemment plus sauvage de la violence « religieuse » prétend, au nom de la « religion », réenraciner la communauté vivante, lui faire retrouver son lieu, son corps et son idiome intacts (indemnes, saufs, purs, propres). Elle sème la mort et déchaîne l’autodestruction dans un geste désespéré (auto-immun) qui s’en prend au sang de son propre corps : comme pour déraciner le déracinement et se réapproprier la sacralité intacte et sauve de la vie. Double racine, double déracinement, double éradication.

43. Double viol. Une « nouvelle cruauté » allierait donc, dans des guerres qui sont aussi des guerres de religion, la calculabilité technoscientifique la plus avancée à la sauvagerie réactive qui voudrait s’en prendre immédiatement au corps propre, à la chose sexuelle – qu’on peut violer, mutiler ou simplement dénier, désexuer – autre forme de la même violence. Est-il possible de parler aujourd’hui de ce double viol, d’en parler d’une façon qui ne soit pas trop sotte, inculte ou niaise, en « ignorant » la « psychanalyse » ? Ignorer la psychanalyse, cela peut se faire de mille façons, parfois à travers un grand savoir psychanalytique mais dans une culture dissociée. On ignore la psychanalyse tant qu’on ne l’intègre pas aux discours aujourd’hui les plus puissants sur le droit, la morale, la politique, mais aussi la science, la philosophie, la théologie, etc. Il y a mille manières d’éviter cette intégration conséquente, y compris dans le milieu institutionnel de la psychanalyse. Or la « psychanalyse » (il nous faut aller de plus en plus vite) est en récession dans l’Occident : elle n’a jamais franchi, effectivement franchi, les frontières d’une partie de la « vieille Europe ». Ce « fait » appartient de plein droit à la configuration de phénomènes, signes, symptômes que nous interrogeons ici au titre de la « religion ». Comment prétendre à de nouvelles Lumières pour rendre compte de « ce retour du religieux » sans mettre en œuvre au moins quelque logique de l’inconscient ? Sans y travailler, au moins, et à la question du mal radical, de la réaction au mal radical qui se trouve au centre de la pensée freudienne ? Une telle question ne se laisse pas séparer de tant d’autres : la compulsion de répétition, la « pulsion de mort », la différence entre « vérité matérielle » et « vérité historique » qui s’imposa d’abord à Freud au sujet de la « religion », précisément, et s’élabora en premier lieu au plus près d’une interminable question juive. Il est vrai que le savoir psychanalytique peut lui aussi déraciner et réveiller la foi en s’ouvrant à un nouvel espace de la testimonialité, à une nouvelle instance de l’attestation, à une nouvelle expérience du symptôme et de la vérité. Ce nouvel espace devrait être aussi, quoique non seulement, juridique et politique. […] » (Derrida, Foi et Savoir, 1996)

- L’exemple du nouveau Califat ou Etat Islamique 

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Un an après l’anti-oedipe, Deleuze et Guattari passent de la schizo-analyse à la pensée d’une machine de guerre qui tiendrait compte de toutes les lignes de fuite 

- »(…) Voilà le problème de la révolution : comment une machine de guerre pourrait tenir compte de toutes les fuites qui se font dans le système actuel sans les écraser, les liquider, et sans reproduire un appareil d’État ? Alors quand Jervis dit que notre discours se fait de plus en plus politique, je crois qu’il a raison, parce que, autant nous insistions, dans la première partie de notre travail, sur de grandes dualités, autant nous cherchons à présent le nouveau mode d’unification dans lequel, par exemple, le discours schizophrénique, le discours drogué, le discours pervers, le discours homosexuel, tous les discours marginaux puissent subsister, que toutes ces fuites et ces discours se greffent sur une machine de guerre qui ne reproduise pas un appareil d’État ni de Parti. C’est pour cela même que nous n’avons plus tellement envie de parler de schizoanalyse, parce que cela reviendrait à protéger un type de fuite particulier, la fuite schizophrénique. Ce qui nous intéresse, c’est une sorte de maillon qui nous ramène au problème politique direct, et le problème politique direct est à peu près celui-ci pour nous : jusqu’ici, les partis révolutionnaires se sont constitués comme des synthèses d’intérêts au lieu de fonctionner comme des analyseurs de désirs des masses et des individus. Ou bien, ce qui revient au même : les partis révolutionnaires se sont constitués comme des embryons d’appareils d’État, au lieu de former des machines de guerre irréductibles à de tels appareils. (…) » Deleuze, Cinq propositions sur la psychanalyse / 1973 -http://lesilencequiparle.unblog.fr/2014/07/30/cinq-propositions-sur-la-psychanalyse-lile-deserte-et-autres-textes-gilles-deleuze/

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La psychanalyse (en dehors de la psychanalyse), nouvelle machine de guerre qui tiendrait compte de la pulsion de pouvoir ?

- Si on retourne la proposition de l’extrait précédent, des analyseurs de désirs des masses et des individus qui éviteraient de devenir des partis de pouvoir pourraient-ils surgir ? Certains phénomènes / dispositifs sur le web et les réseaux sociaux en donneraient peut-être un bon exemple aujourd’hui (avec leurs participations aux révolutions arabes même si, elles aussi, auraient mal tourné…) ? Mais peut-on donner consistance à un mouvement révolutionnaire sans dispositif de pouvoir, en restant connecté sur les « masses » et les « individus » et en évitant une reterritorialisation « institutionnelle » qui écrêterait les lignes de désir ?

- Quelles nouvelles énonciations collectives et quels types d’institutions offriraient cette fluidité entre désir et politique ? Sont-elles en train de donner lieu à un nouveau paysage ? Mais ne rencontrent-elles pas également une limite qui ne leur permettrait pas d’atteindre un seuil de consistance, de rivaliser avec les coordonnées en place ?

- Y aurait-il une séparation stricte entre synthèse d’intérêts et désirs des masses et individus ? Y aurait-il une différence essentielle dans la façon de poser le problème en terme de désir plutôt que d’intérêt ? Peut-être…

- Mais les désirs des individus ne risquent-ils pas de devenir contradictoires ? De même que leurs intérêts ? Comment regrouper les individus (par masse ou communauté ou xyz) en considérant que ces agrégats ne risquent pas eux aussi de se diviser et de lutter les uns contre les autres ?

- Surtout s’il s’agit de tenir compte de la pulsion de pouvoir.

- En reprenant cette pulsion analysée par Derrida, quelle machine de guerre serait alors en mesure de tenir compte de tous ces discours marginaux, de la décomposition des codes, de la question de la croyance, sans reproduire un appareil d’Etat et sans être dupe d’une pulsion de pouvoir qui opérerait en réalité immédiatement au niveau du désir (plutôt qu’elle ne serait l’effet d’une reterritorialisation fatale du désir en dispositif de pouvoir) ?

- hypothèse et exemple, combien de groupes dits « révolutionnaires » et « dupes » de la pulsion de pouvoir fonctionneraient avec des « petits chefs » qui les encadrent, même si ces derniers luttent au nom d’intérêts « communs », ce qui contribuerait peut-être à discréditer davantage la croyance à une alternative à gauche pour ceux qui ne sont pas dupes de cette pulsion – cad désormais « la plupart » ?

- hypothèse et exemple, combien de mouvements qui travaillent autour du commun, à travers un discours écologiste, prônent également un retour aux « valeurs » (de la terre par exemple) ou autres archaïsmes ?

- hypothèse et exemple, les « partisans » du « Care » (le « Prendre soin ») – injonction qui est également de l’ordre de emprise sur l’autre, de la pulsion de pouvoir – ça ne serait qu’une nouvelle forme de souveraineté renouvelée sous des aspects apparemment protecteurs (et bien entendu tyranniques).

- Quelle machine s’intéresse aux discours marginaux cités plus haut par Deleuze, et serait attentive à la multiplicité des désirs des individus perçus comme « singularités », et disposerait d’une pratique « auto-immune » qui lui éviterait de se rabattre en dispositif de pouvoir ? La psychanalyse telle qu’elle est pratiquée, et surtout telle qu’elle n’est pas pratiquée de façon majoritaire, et qui resterait donc pour le moment un dispositif de pouvoir ?

- Mais peut-être qu’ »elle » disposerait du « potentiel » pour contribuer à créer cette « machine de guerre » à partir d’un processus auto-immunitaire accéléré en raison/grâce aux attaques qu’elle subirait de plus en plus violentes (et à juste titre du fait de s’être constituée elle-même comme dispositif de pouvoir) et du risque de sa mise à l’écart ? Une machine de guerre qui porterait la « psychanalyse » en dehors de la « psychanalyse », qui serait en mesure de penser des institutions où la pulsion de pouvoir ne serait pas occultée (et non le jeu du pouvoir qui lui est pensé dans toutes nos vieilles institutions existantes à partir de l’héritage des Lumières, et il faudra dé-montrer où se situe la différence entre ce pouvoir pensé depuis l’héritage classique des Lumières et le fait de penser la pulsion de pouvoir à partir de la psychanalyse…) ? Machine qui contaminerait le champ juridico-politique et s’allierait aux nouvelles énonciations collectives ?

- Y a-t-il le moindre signe de cette deterritorialisation ? Alors, sous quelle forme ? A travers quel processus ?

Episode suivant : La nécessité d’un déplacement de la psychanalyse hors du champ de la psychanalyse – Fragments – Groupe Facebook 01/09 au 18/09/2014 /

Derrida et Deleuze, faire la différence. Ou quand une déconstruction déconstruit l’autre (1/3)

Mardi 8 juillet 2014

Préambule / 1 ère partie2 ème partie3 ème partie

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Notes de travail lues au cours de la journée d’étude du 14 juin 2014 du groupe Lire – travailler Derrida 

Introduction

Dans le séminaire La Bête et le souverain [1], Derrida repart sur les traces de Deleuze lorsque ce dernier fait usage du mot bêtise, notamment pour se moquer des psychanalystes. J’ai cherché à comprendre quelques-unes des raisons pour lesquelles (il y en aurait plusieurs), Derrida trouve une nécessité à « déconstruire » la pensée deleuzienne sur ce point, lui qui s’est déclaré si proche de Deleuze à la mort de ce dernier:

«  […] Depuis le début, tous ses livres (mais d’abord le Nietzsche, Différence et répétition, Logique du sens) ont été pour moi non seulement de fortes provocations à penser, bien sûr, mais chaque fois l’expérience troublante, si troublante, d’une proximité ou d’une affinité presque totale dans les « thèses », si on peut dire, à travers des distances trop évidentes dans ce que je nommerais, faute de mieux, le « geste », la « stratégie », la « manière »: d’écrire, de parler, de lire peut-être. Pour ce qui regarde, mais le mot ne convient pas, les « thèses », donc et notamment celle qui concerne une différence irréductible à l’opposition dialectique, une différence « plus profonde » qu’une contradiction (Différence et répétition), une différence dans l’affirmation joyeusement répétée (« oui, oui »), la prise en compte du simulacre, Deleuze reste sans doute, malgré tant de dissemblances, celui dont je me suis toujours jugé le plus proche parmi tous ceux de cette « génération ». Je n’ai jamais senti la moindre « objection » s’annoncer en moi, fût-ce virtuellement, contre aucun de ses discours, même s’il m’est arrivé de murmurer contre telle ou telle proposition de l’Anti-œdipe  ou peut-être contre l’idée que la philosophie consiste à « créer » des concepts. Je voudrais essayer un jour de m’expliquer au sujet d’un tel accord sur le « contenu » philosophique quand ce même accord n’exclut jamais tous ces écarts que je ne sais pas, aujourd’hui encore, nommer ou situer. (Deleuze avait accepté l’idée de publier un jour un long entretien improvisé entre nous à ce sujet et puis nous avons dû attendre, trop attendre.) […] »[2]

A défaut de cet entretien, j’ai essayé d’éclaircir certains de ces écarts[3], plutôt à partir de la perspective de Derrida, puisqu’il a survécu à Deleuze, et qu’il a fini par préciser quelques-unes de ses positions, notamment dans le séminaire en question que nous avons étudié cette année.

1. Les bêtises des psychanalystes

Ne pourrait-il pas s’avérer que certaines de nos oppositions entretiennent une posture soi-disant radicale qui pourrait aussi bien nourrir notre impuissance ?

La critique célèbre dans L’Anti-œdipe [4] de Deleuze et Guattari publiée en 1972 consiste à montrer comment les psychanalystes en reterritorialisant les sujets sur des codes œdipiens rateraient leur véritable désir, c’est-à-dire les devenirs-animaux de l’homme, vont-ils ajouter en 1980 dans Mille plateaux, à partir de l’exemple de l’homme aux loups cité par Derrida dans son séminaire où il offre l’hospitalité à Deleuze et Guattari en citant de longs passages de leurs textes (BS p 104, 105 ; 196, 197, 199, 201).

Mais Derrida précise : lorsque Deleuze (et Guattari ?) : « se rit de la psychanalyse quand elle parle des animaux, il s’en rit, comme il le fait souvent, parfois un peu vite, et non seulement il s’en rit mais il dit, ce qui est plus drôle, que les animaux eux-mêmes en rient. » (BS p 104)

Double posture de Derrida. D’une part, il partage leur critique et se réjouit avec Deleuze et Guattari du rire des animaux, Derrida ayant lui-même débordé les codes œdipiens dans Fors, préface au livre qu’Abraham et Torok avaient consacré à l’homme aux loups, et Derrida précise dans le séminaire (BS p 200) que sa critique remonte quant à elle à 1975 et est antérieure à Mille plateaux (et on a vu précédemment dans le séminaire avec Agamben que cette façon de se positionner comme le premier est un acte de souveraineté). Il prend parti pour Deleuze-Guattari tout en se posant comme celui qui viendrait avant eux sur cet exemple de l’homme aux loups, et dans le même mouvement, autre acte déconstructif et en même temps souverain, il en profite pour attaquer Lacan en citant Deleuze qui « vient de dire que Lacan a hérité pour l’accroître le capital des bêtises de Freud dans la violente domestication et paternalisation psychanalytique de l’homme aux loups ».

Mais Derrida, s’il rit avec eux contre certaines interprétations œdipiennes, il ne partage pas avec eux leur rire contre la psychanalyse. Il le répète (BS p 245) :

« Si drôle et parfois si salutaire que soit la vigilance ironique et sarcastique de Deleuze ou Deleuze et Guattari à l’endroit de la psychanalyse, j’ai dit pourquoi il m’est difficile de rire longtemps avec eux. »

Derrida cite Deleuze-Guattari (BS p 196) :

« Nous voulons dire une chose simple sur la psychanalyse : elle a souvent rencontré, et dès le début, la question des devenirs-animaux de l’homme. […] le moins qu’on puisse dire est que les psychanalystes n’ont pas compris, ou qu’ils n’ont voulu ne pas comprendre. »

Pour Derrida, la bêtise résiste comme l’inconscient :

« Deleuze insinue ainsi que tous ces psychanalystes ont dénié comprendre, ont fait comme s’ils ne comprenaient pas, ont voulu ne pas comprendre ce que, par conséquent, ils comprenaient fort bien et avaient intérêt à ne pas assumer, avouer, déclarer ce qu’ils comprenaient, ce qu’ils comprenaient qu’ils comprenaient et voulaient encore ne pas comprendre, faire comme s’ils ne comprenaient pas, ce qui est donc plus un symptôme qu’une simple non-connaissance ou un simple non-savoir : c’est une méconnaissance symptomatique sur fond de connaissance inconsciente. » (BS p196)

Derrida retrouve dans le geste deleuzo-guattarien de Mille plateaux une continuité avec L’Anti-Œdipe qui portait déjà l’idée d’un vol, d’une simulation, d’une tromperie en reprenant la plainte d’Artaud :

« […] un réquisitoire contre Freud qui est en somme accusé non pas de croire en ce qu’il disait et qui constitue une machine à laquelle il fait semblant de croire, mais d’avoir tout fait (et la condamnation est ici éthique et politique), d’avoir donc tout fait pour faire croire au patient ce que la psychanalyse lui disait et voulait lui faire souscrire. Le faire sous-signer  d’une autre nom,  d’un nom autre que le sien, de son nom devenu nom d’un autre, nom du père, […] là où le nom tout neuf qu’il s’était fait lui était en somme volé, […], dans un style et une logique de plainte et de contre-réquisitoire, qui n’est pas loin de ressembler à celle d’Artaud contre le vol de son propre, de son nom propre, et son corps propre – supposé sans organes). Ce qui signifie que lesdites « bêtises de la psychanalyse ne sont pas seulement des indigences de savoir, […] mais des violences éthiques, des machines, à leur tour, et des machines de guerre, d’assujettissement […] » (BS p199)

On peut noter que Deleuze problématise lui-même le vol dans Différence et répétition (DR p 258) :

« Aussi bien les Idées qui découlent des impératifs, loin d’être les propriétés ou attributs d’une substance pensante, ne font qu’entrer et sortir par cette fêlure du Je, qui fait toujours qu’un autre pense en moi, qui doit être lui-même pensé. Ce qui est premier dans la pensée, c’est le vol. »

C’est donc une position assumée par Deleuze. Mais le vol défendu par Deleuze est l’immixtion inconsciente de l’autre en moi qui prend la place, tandis que le vol des psychanalystes relèverait d’un forçage, voire un matraquage  qui dénierait la place de cet autre, de ce voleur, peut-être même une opération de police contre ce vol pour rétablir le nom officiel du propriétaire du patronyme. Or le vol étant également la chance de l’évènement et de la rencontre, le mode de l’évènement, pour Deleuze, il y aurait eu vol du vol, et cet autre vol serait l’objet d’une accusation.

Il n’en reste pas moins que Derrida insiste auprès des auteurs des machines désirantes sur l’aspect machinique de la résistance de la psychanalyse devenue une machine de guerre qui assujettit. Or, lutte-t-on contre une machine en lui opposant frontalement une machine alternative au risque de générer un durcissement ? Ne faut-il pas tenter d’inventer une autre machination ?

La bêtise résiste comme l’inconscient, et c’est les stratégies d’opposition que déconstruirait Derrida en allant chercher Deleuze sur le terrain de la bêtise, comme si Deleuze et Guattari attribuaient encore une souveraineté inentamée aux psychanalystes. Car, qui est bête ? Qui ou quoi ?

« Dès lors, pour ne pas oublier notre problème de la bête et du souverain, si le souverain c’est toujours l’instance d’un Moi Je, d’un sujet disant moi Je, voire nous, une première personne, et supposé décider librement, souverainement, supposé faire la loi, répondre, répondre de soi, dominer le reste de la vie psychique (consciente et inconsciente), alors qui est bête ? Ou quoi ? Moi ou ça ? A qui, à quoi revient la bêtise ? » (BS p 246)

Deleuze et Guattari laissent entendre que les psychanalystes étaient les mieux placés pour savoir ce qu’il en est de l’inconscient, et leurs interprétations sont d’autant plus bêtes de passer à côté du désir en l’enchaînant à Œdipe. Derrida répond qu’à partir du moment où l’on prend en compte l’inconscient, on ne peut plus travailler à partir d’une plainte ou d’un reproche qui s’adresserait à une conscience souveraine, et qu’il faut compliquer l’opération critique.

Pourquoi ne pas simplement prendre leur parti ? Si Derrida salue le geste déconstructif d’une pensée qui s’élève contre une pratique qui génère de la violence contre les sujets qu’elle n’écoute pas, il refuse sans doute de tracer une ligne de démarcation stricte avec un champ (comme la psychanalyse) qu’il estime perfectible, considérant qu’on ne défait pas une position sans une autre stratégie que la confrontation directe.

C’est tout l’objet de la déconstruction, d’une politique de l’auto-immunité où il s’agirait de déplacer des pièces pour entraîner un changement de coordonnées à l’intérieur même du champ, et en évitant ce qui pourrait générer de la résistance et aller à l’encontre d’une possibilité d’ouverture.

Pourtant, dans L’Anti-œdipe, Deleuze et Guattari précisent bien qu’ils ne s’opposent pas à la psychanalyse, mais que le changement qu’ils attendent nécessite une psychanalyse transformée en schizo-analyse qui partirait du processus schizophrénique, des lignes de fuite plutôt que de la névrose et des codes œdipiens :

« Nous croyons au contraire à la possibilité d’une réversion interne, qui fait de la machine analytique une pièce indispensable de l’appareil révolutionnaire » (AO p 97).

Serait-ce, étant donné la virulence de la charge contre la psychanalyse, et pour reprendre Derrida, une de leurs dénégations crispées tel qu’il l’aurait écrit : « l’Anti-Œdipe est un très mauvais livre (confus, plein de dénégations crispées, etc.) »[5]

Laissons en suspens cette question et poursuivons le cheminement de Derrida.


[1] J. Derrida, Séminaire La bête et le souverain V1, Galilée, 2008.

[2] « Il me faudra errer tout seul », J. Derrida, 1995, Libération.

[3] On peut également se reporter au numéro 81 de Chimères, Bêt(is)es, 2014, notamment avec l’entretien de Jean-Clet Martin, Deleuze et Derrida, ce n’est pas le même mouvement, ainsi que les articles de René Major, etc.

[4] Gilles Deleuze & Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Editions de Minuit, 1972.

[5] d’après un article de Libération où Benoit Peeters est cité, 2010 : Derrida parmi les siens

La figure perdue de l’ennemi… et de l’ami. Ou la résistance en morceaux

Jeudi 22 octobre 2009

 « D’un côté, la contrainte de la terreur totale qui, en son cercle de fer, comprime les masses d’hommes isolés et les maintient dans un monde qui est devenu pour eux un désert ; de l’autre la force auto-contraignante de la déduction logique qui prépare chaque individu dans son isolement désolé contre tous les autres […] » Les origines du totalitarisme, p. 831, Hannah Arendt.

« Foucault ne cesse de soumettre l’intériorité à une critique radicale. Mais un dedans qui serait plus profond que tout monde intérieur, de même que le dehors est plus lointain que tout monde extérieur ? Le dehors n’est pas une limité figée, mais une matière mouvante animée de mouvements péristalitiques, de plis et plissements qui constituent un dedans : non pas autre chose que le dehors, mais exactement le dedans du dehors. [...]  si la pensée vient du dehors, et ne cesse de tenir au dehors comment celui-ci ne surgirait-il pas au dedans, comme ce qu’elle ne pense pas et ne peut pas penser ? » Foucault, Gilles Deleuze.

– Aujourd’hui, enfin, Nous triomphons.
– Nous ? Qui est encore ce Nous ?
– Nous ! C’est-à-dire les meilleurs morceaux de chacun d’entre nous.
– Des morceaux, maintenant ? Et contre qui ces morceaux triomphent ?
– Contre les autres Nous.
– Encore des Nous ?
– Oui, les autres bouts de Nous, ceux qui sont contre Nous.
– Je ne comprends rien.
– Mais si ! Il faut apprendre à se couper en petits morceaux. De la même manière qu’ils Nous débitent par petits bouts.
– Je ne comprends rien.
– Arrête avec tes Je. Je n’existe plus.
– À vrai dire… il était temps.

Précaire, salarié, propriétaire, auto-entrepreneur, consommateur, militant, indifférent, étranger, inactuel, actionnaire, révolté, blasé, sarcastique, ennuyé, rêveur, déterminé, looser, zombi etc, nous sommes débités par petits bouts, et ce n’est plus qu’en morceaux que nous résistons.

« L’armée des ombres » de Melville met en lumière la résistance héroïque d’hommes et de femmes dans un monde devenu indigne.
La violence des résistants les ronge eux-mêmes, notamment lorsqu’ils décident d’exécuter celui des leurs qui les a donnés. Face au pouvoir barbare de l’occupation et de Vichy, la réplique se doit d’être aussi radicale et l’on n’hésitera pas à exécuter ses propres traîtres, aussi atroce que soit le geste justicier.
C’est également une société où derrière la façade de vies ordinaires, se vivent les identités clandestines qui forment une étrange communauté autour de l’œuvre de résistance. « Je ne l’avais croisée que quelques minutes, et elle me semblait plus proche que mon frère que j’aimais pourtant toujours autant ».
Résistance et sens de l’honneur où surmoi et idéal du moi se conjuguent au service d’une valeur transcendante dans un projet commun. Rendre sa dignité à la France incarnée par le Général de Gaulle qui décorera le chef des résistants. Structure hiérarchique, verticale et paternaliste qui renvoie à la structure de l’ennemi et de son führer, toutes deux appartenant au temps révolu de sujets bien droits dans leurs bottes. Mois capables de douter de leur combat, peut-être sans issu, mais ne doutant jamais de la plénitude de leur Moi.

Politique people, camps pour sans-papiers, hyper-médias, catastrophisme écologique, modes d’existence calés sur la marchandise, etc.
Aujourd’hui également, notre temps pourrait être qualifié d’indigne. Mais nous utilisons le conditionnel, car nous en sommes moins sûr. Et nous avons avalé tellement de couleuvres que nous avons perdu le sens un peu théâtral de l’indignation. Nous sommes en paix, dit-on aussi, ça n’a donc rien à voir.

La barbarie a pris des formes nouvelles et l’ennemi bien cadré de l’époque a perdu ses traits. Il se déplace désormais sur tous les visages jusqu’à parfois s’emparer du notre quelques instants ou bien une tranche de vie. Les résistants jouaient double jeu, mais ils savaient  toujours de quel côté ils se trouvaient, même les brouilleurs de frontières qui essayaient de sauver leur amour-propre avec leur peau.

Aujourd’hui, nous ne jouons plus double jeu, nous avons une multitude de visages et sur ces multiples visages, une multitude de masques circulent, et seuls les plus naïfs pensent qu’ils demeurent toujours du bon côté.
Combien de misanthropes qui derrière une posture radicale se transforment en belle âme écrasée de ressentiment ? D’autres joyeux subversifs qui ne veulent pas tomber dans le même écueil, affirmeront dans l’humour leur vitalité et leur capacité à résister au présent. Ils finiront peut-être par s’épuiser.
Ces résistants luttent pour éviter la corruption, sans compromis avec le monde où ils échouent. Mais s’ils échouent, c’est qu’ils continuent à rapporter toute problématique à leur Moi. Pourtant, il est devenu évident que le Moi a disparu, alors même qu’il semble avoir partout triomphé.

La déconfiture du Moi suivie de sa dissolution est inévitable car le dedans n’est que le reflet du dehors, et quiconque tentera de préserver le dedans en vivant en dehors du bocal ou contre lui, s’évidera. Or le dehors est à notre image, déconstruit, et même décomposé. Les discours qui l’habillent sont en lambeaux.
Trouver refuge dans des espaces inactuels ? Oui, certains y arrivent aussi.

Et quand on replonge dans les flux du dehors, que signifie alors résister ? Résister à quoi ?
Ecrire des articles, multiplier des analyses sur la situation de nos identifications et de nos indifférences dans un monde qui ne comprend rien à notre charabia ? Constituer de petites communautés. Certains de nos amis nous rient au nez : « Je lisais Heidegger à l’époque, mais là j’avoue, je ne comprends rien. Bon, je vous laisse les jeunes… » ou alors « ça tombe bien, je manquais de conversation post-2001 en ce moment ».
Alors, sont-ils eux aussi des collaborateurs du temps présent, des vichystes post-modernes en plus sophistiqués ? Le sarcasme, devenu le jeu convenu d’un pouvoir qui ignore son exercice, autrement dit la bêtise narcissique, rongera toutes les initiatives comme si nous n’avions pas assez à douter de nos propres mouvements.
La violence s’est déplacée, devenant insaisissable, évasive.
Apprendre à rire de soi, nous savons le faire depuis longtemps. Alors nous nous ouvrons au spectacle du sarcasme, nous rions avec eux jusqu’à ce qu’il nous récure ou bien qu’il révèle leurs squelettes, c’est une nouvelle guerre d’usure.
Leurs squelettes ? Quels squelettes ?
Ceux qui apparaissent derrière les milliers de lieux communs, de discours périmés qui tournent en rond dés que les usagers du sarcasme avancent la moindre pensée, toujours voisine de zéro.
Et c’est dans ce désert que nous tentons d’avancer.
Parfois, en les écoutant, nous retrouvons notre aptitude à penser, et nos rires succèdent à leurs découragements moqueurs ou à leurs narcissismes injurieux.
En quoi leur Moi serait-il décomposé puisqu’il plastronne autant ? Ou quel serait donc ce Moi gelé, durci et constitué à partir de  rengaines ?
Encore des généralités.
Et pourquoi ces discours dits périmés serviraient-ils à constituer des Mois, d’ailleurs ? Faut-il croire à la démocratie et à son système politique pour être un Moi ? Comment faire tenir toutes ces têtes concernées par leur boulots, leurs enfants, leur qualité de vie si ce n’est par des discours ? On répondra, heureusement qu’ils ne tiennent plus par des discours. Chacun son avis ? C’est la démocratie d’opinion ou pas ? Alors qu’importe les discours, si les Mois tiennent de toute façon.
Mais autour de quoi tournent-ils alors ?
Autour d’autre chose.
Comme par exemple, leur nombril… associé bien sûr au cynisme et à la parodie.
« Le culte de la blague, que l’on retrouve chez Georges Sorel, [...] est devenu un élément essentiel de la propagande fasciste », Walter Benjamin, Le Paris du Second Empire chez Baudelaire, p.27

Nous sommes des bribes de discours qui se contredisent en permanence, ceux dont nous héritons, ceux que nous rejetons et qui nous constituent par opposition, c’est-à-dire à l’identique, ceux qui imprègnent nos lieux de vie et de travail. Nous sommes des lieux de guerre permanents où nos corps luttent contre une multitude de maladies dialectiques auxquelles nous ne croyons plus. Nos rois sont ceux qui inventent les meilleures parodies. Seules les baudruches donnent encore une illusion de consistance dans l’état de délabrement général des énoncés.

Il faut inventer de nouveaux énoncés. Les énoncés sont les briques qui permettent de construire des modes d’existence, c’est-à-dire de retrouver nos vies.
Toute posture moïque sera perdue d’avance. Et plus vous serez puissants, plus vous serez exposés. Des mois affirmatifs et triomphants se tariront s’ils ne trouvent pas les alliances qui leur permettent de consolider des énoncés inédits, c’est-à-dire s’ils ne sont pas pris dans des agencements Et il n’a jamais été aussi difficile de tisser des alliances qui inventent et entretiennent des énoncés, fragiles du fait même qu’ils balbutient dans un monde qu’ils essayent de renouveler, alors qu’ils luttent contre la légitimité des énoncés existants, énoncés délabrés qu’on rebétonne continuellement en rendant l’atmosphère irrespirable.

Sans compter les fausses pistes.  Deleuze disait, le désir n’est pas la spontanéité.
On peut étendre à la jouissance, comme si nous pouvions trouver là le moyen de regagner du terrain contre l’ennui de nos vies. Combien de psychanalystes nous rabâchent que le surmoi d’un présent pervers tient en ces quelques lettres : « jouis ! » Nouveau despote, « le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci »…

Nous vivons la société horizontale des frères. Mais la société des frères, sans l’autorité d’un père (qu’elle soit issue de son assassinat et de son refoulement, ou qu’il soit bien vivant), s’avère le terrain d’une lutte sans répit des uns contre les autres.
Nous pourrions nous réjouir d’avoir retrouvé le sens de l’ « agon », la joute permanente entre égaux, cette agressivité qui fit les beaux jours de la démocratie grecque. Mais l’ « agon » était au service de la Cité où l’œuvre était supérieure aux hommes, et malgré leurs luttes, l’envie des uns envers les autres les nouait dans un rapport amoureux, élitiste et combatif, quelle que soit la haine qu’elle entretenait.
Mais dans notre société de frères, le combat généralisé n’est pas un combat amoureux, il est le règne d’individus qui ne s’aiment plus vraiment, qui se défient et approfondissent sans relâche leur solitude, ce qu’ils appellent parfois la mort de Dieu. Combat d’esclaves qui ne croient plus en rien. Bateson, dans son travail sur « la fierté de l’alcoolique », étudie la manière dont l’alcool leur permet de retrouver un semblant de sympathie entre eux, sentimentalité dégoulinante mêlée de violence larvée.

Nous vivons la société des frères et pourtant il n’est pas question de revenir aux structures verticales et aux chefs. Il n’y a pas une bonne et une mauvaise structure. Il y a des époques qui vous étouffent, et jamais une structure archaïque ne permettra de reconquérir nos vies, aussi nostalgiques que nous soyons des temps qui firent nos épopées, ce que nous ne sommes certainement pas.

A l’horizontalité du capitalisme imposant ses flux, imposer d’autres figures d’horizontalité

Apprendre déjà qu’il n’y a pas de bon côté. Tout relève désormais à la tactique et chaque acte doit être évalué selon de nouveaux critères. Il y a des assassinats ignominieux et des crimes sacrés. Il y a des amitiés loyales et agressives qui inventent des machines de guerre et des amitiés fielleuses où les frères se haïssent dans le sarcasme et leur propre vomissure. Gombrowitz disait que passé trente ans, les hommes ne peuvent plus être amis. Pourtant, il se peut également que des amitiés sans nuage dissimulent la fatigue d’exister et que des relations malveillantes entraînent le développement de forces étonnantes. Les formes changent tout le temps. Alors comment savoir si l’on est du bon côté dans ce foisonnement de perspectives ? Nous ne le sommes jamais. Bien que nous sachions la différence entre un groupe sujet et un groupe assujetti. Sa capacité à créer des énoncés à partir du dehors, bref sa créativité comme critère d’affirmation.

Et si l’on réapprenait l’art d’évaluer (car nous devons commencer par reprendre ce mot qui s’est mis au service de dispositifs stupides et totalitaires). Réinventer l’éthique au sens de Spinoza, c’est-à-dire l’analyse de nos rapports de composition avec les autres et avec le monde, c’est-à-dire penser le monde avec notre corps, ce qu’on appelle aussi schizo-analyse.

Nous venons de trop de lieux différents pour pouvoir encore nous entendre. Nous avons été coupés en trop petits morceaux qui se querellent eux-mêmes dans nos tripes pour supporter longtemps de nous allier à n’importe quelle autre entité généralisante et moïque qui souffre des mêmes luttes intestines.
Nous sommes des bribes de codes passés et nouveaux, archaïques ou réinventés, qui s’entrechoquent en nous et qui s’entrechoquent avec les autres.

Multitude de perspectives nietzschéennes ? Tiraillement de l’obsessionnel démultiplié entre l’amour et la haine en une foule de comédiens ? Ou manteau d’arlequin du dernier des hommes ?

« Es-tu vrai ? Ou seulement un comédien ? Représentes-tu quelque chose, ou est-ce toi qui es représenté ? Enfin tu pourrais n’être qu’une imitation de comédien… Deuxième cas de conscience. » Nietzsche.

« J’ai volé trop loin dans l’avenir : un frisson d’horreur m’a assailli.
Et lorsque j’ai regardé autour de moi, voici, le temps était mon seul contemporain.
Alors je suis retourné, fuyant en arrière — et j’allais toujours plus vite : c’est ainsi que je suis venu auprès de vous, vous les hommes actuels, je suis venu dans le pays de la civilisation.
Pour la première fois, je vous ai regardés avec l’oeil qu’il fallait, et avec de bons désirs : en vérité je suis venu avec le cœur languissant.
Et que m’est-il arrivé ? Malgré la peu que j’ai eue — j’ai dû me mettre à rire ! Mon oeil n’a jamais rien vu d’aussi bariolé !
Je ne cessai de rire, tandis que ma jambe tremblait et que mon cœur tremblait, lui aussi : “Est-ce donc ici le pays de tous les pots de couleurs ?” — dis-je.
Le visage et les membres peinturlurés de cinquante façons : c’est ainsi qu’à mon grand étonnement je vous voyais assis, vous les hommes actuels !
Et avec cinquante miroirs autour de vous, cinquante miroirs qui flattaient et imitaient votre jeu de couleurs !
En vérité, vous ne pouviez porter de meilleur masque que votre propre visage, hommes actuels ! Qui donc saurait vous — reconnaître ?
Barbouillés des signes du passé que recouvrent de nouveaux signes : ainsi que vous êtes bien cachés de tous les interprètes !
Et si l’on savait scruter les entrailles, à qui donc feriez-vous croire que vous avez des entrailles ? Vous semblez pétris de couleurs et de bouts de papier collés ensemble.
Tous les temps et tous les peuples jettent pêle-mêle un regard à travers vos voiles ; toutes les coutumes et toutes les croyances parlent pêle-mêle à travers vos attitudes.
Celui qui vous ôterait vos voiles, vos surcharges, vos couleurs et vos attitudes n’aurait plus devant lui que de quoi effrayer les oiseaux.
En vérité, je suis moi-même un oiseau effrayé qui, un jour, vous a vus nus et sans couleurs ; et je me suis enfui lorsque ce squelette m’a fait des gestes d’amour. »
Ainsi parlait Zarathoustra – Deuxième partie – Du pays de la civilisation

Dans ce chaos peinturluré, il n’y aurait d’autre recours que la posture narcissique consistant à tirer son épingle du jeu au nom d’un « Moi » global, aussi morcelé soit-il, fantôme d’unité retrouvée tout en étant décomposé par les milliers de lieux et de discours qui le tiraillent (et auquel il ne croit pas) à défaut de réussir à bâtir un agencement à partir d’énoncés désirants.
Le foyer de l’individualisme, c’est l’incapacité à croire à quoique ce soit au-delà des limites de son Moi, bref c’est le narcissisme d’un être évidé de toute croyance (Stirner, L’unique et sa propriété). Sauf qu’il croit encore en Dieu, puisqu’il croit encore en son Moi, aussi vide qu’il lui paraisse.

Nous butons sur la dernière marche de la dialectique qui fonctionne toujours sur le principe d’identité, avant que Nietzsche ne la fasse voler en éclat. Mais nous ne la passons pas.

« Pour Moi il n’y a rien au dessus de Moi »
« L’Homme n’a tué Dieu que pour devenir lui-même le… seul Dieu dans les cieux »
« La liberté du peuple n’est pas Ma liberté »
« Ce qui te donne le droit, c’est ta force, ta puissance, et rien d’autre »
« Je suis le propriétaire de ma puissance, et je le suis quand je me sais « Unique ». Dans l’ »Unique », le possesseur retourne au Rien créateur dont il est sorti. Tout Etre supérieur à moi, que ce soit Dieu ou que ce soit l’Homme, faiblit devant le sentiment de mon unicité et pâlit au soleil de cette conscience. Si je fonde ma cause sur Moi, l’Unique, elle repose alors sur son créateur éphémère et périssable qui se consomme lui-même et je puis dire: Je n’ai fondé ma cause sur rien »

L’Unique et sa propriété, Stirner

« L’Unique est souverain et ne s’aliène à aucune personne ni aucune idée. Il s’approprie tout ce que son pouvoir lui permet de s’approprier. Le reste du monde, n’a, pour lui, que la vocation d’être son « aliment ». Est-ce un individu incapable de toute vie en société ? Stirner aborde également la question des rapports de l’Unique avec les autres. À la différence des rapports classiques de la société, rapports forcés et placés sous le signe de la soumission à la loi, à l’État, Stirner envisage une forme d’association libre, auquel nul n’est tenu, une association d’égoïstes où la cause n’est pas l’association mais celui qui en fait partie ; cette association n’est pas, pour l’Unique, une soumission, mais une multiplication de sa puissance. De plus, l’association qu’il envisage est éphémère, ne dure que tant que ceux qui en font partie y trouvent leur compte. » 
« Dans une lettre datée du 19 novembre 1844, Friedrich Engels informe Karl Marx sur la publication de L’Unique et sa propriété (1844). Le « noble Stirner » place « l’individu au dessus de Dieu ». Engels met alors l’accent sur l’égoïsme stirnerien et relève à la fois son importance critique et la nécessité de renverser cette position de classe : « Cet égoïsme n’est que l’essence, devenue consciente d’elle-même, de la société actuelle et de l’homme maintenant, le dernier argument que la société actuelle puisse nous opposer, la fine fleur de toute théorie au sein de la bêtise régnante. C’est pourquoi cet ouvrage est important, plus important que ne le croit Hess, par exemple. Nous devons bien nous garder de le rejeter, mais nous devons l’exploiter comme l’expression de la folie régnante, et, en le renversant, nous devons bâtir notre édifice sur lui » Engels ne nie pas qu’il faille partir du Moi, c’est-à-dire de l’individu (et non de l’essence feuerbachienne de l’homme) : « Nous devons partir du Moi, de l’individu empirique en chair et en os, non pas pour en rester prisonnier comme Stirner, mais pour nous élever de là progressivement vers « l’homme » (…) Nous devons déduire le général du particulier, et non pas de lui-même et à partir de rien à la Hegel. »  Critique de la critique (http://bernat.blog.lemonde.fr/2007/03/29/lindividualisme-critique/)

Il n’y a plus moyen d’envisager une alliance entre Mois, car nous ne sommes plus dupes des rapports de domination et nous n’arrivons pas à créer les énoncés qui nous permettraient de tenir ensemble au-delà de cet individualisme de naufrage. Nous savons que n’importe quel discours semblant a priori partagé ne sera qu’un nouveau terrain d’affrontement où chaque Moi se battra pour être celui qui en définira le sens ou la parodie. Communauté agonique ? Non ! Le but, encore une fois, n’est pas l’agressivité de membres d’un même agencement qui le poussent ensemble à une puissance supérieure en réinventant un vivre ensemble, mais une lutte narcissique d’individus globaux aux cerveaux morcelés où il s’agit de s’attribuer la place du juste en anéantissant l’autre sans retenue. Violence de la dialectique, du principe de contradiction et du principe d’identité. Misère du Moi oedipien qui paraît toujours plus vide et pourtant indépassable. Misère de la psychanalyse.

Nous savons qu’en tant que Moi, nous ne pourrons plus lutter ensemble. Alors, il faut retourner la stratégie par laquelle nous avons été atomisés et qui ne nous laisse plus subsister qu’en tant qu’individu global et morcelé, et bien entendu isolé.

En tant qu’individu global, nous ne pouvons rien composer avec d’autres. Mais nous avons appris à tirer parti de nos contradictions internes.
Nous savons multiplier les perspectives à partir de nous-même, aussi éclatées soient-elles, bien que nous restions des Mois.

Alors, s’il s’agissait de monter de nouveaux noyaux de création, et, au lieu d’y engager tout notre être avant d’abandonner le navire ou de tuer les autres, si nous nous engagions désormais… en morceaux.

La psychanalyse nous a appris que nous étions des bouts d’identifications et que notre Moi global fonctionnait à partir d’une illusion.

Pourtant le Moi est le support de nos idéaux et de nos amours. En le morcelant, nous perdrions notre capacité à aimer et à être ensemble, notre combativité.

Sauf à multiplier le Moi, comme autant de perspectives éclatées prises dans des agencements. C’est-à-dire, au lieu d’aimer un Moi global ou même de petits mois égarés ou même éclatés ou agencés, commencer par aimer l’agencement (ou les agencements) qui les constituerait et en saisir la nécessité politique.

« A bas la loi ! » Nous sommes d’accord avec Stirner. Mais ajoutons « A bas le moi ! » autre loi suprême et combien pieuse. Nous voulons inventer des agencements au-delà des Mois et des lois figés en rendant le mouvement entre le dedans et le dehors.

Renforcer de tels agencements (tout en conservant à côté son Moi global pour ne pas tomber sous une nouvelle tyrannie) en les considérant les uns à côté des autres, et non plus les uns compris dans les autres, en harmonie ou en exclusivité. Bref, déplacer ces agencements hors du conflit de nos névroses obsessionnelles qui se rapportent toujours à nos Mois blessés, ramenant toutes les questions à des enjeux narcissiques.

Inventer ou récupérer des espaces où des morceaux d’affinités d’individus (et non plus des individus avec des affinités, étant donné le chaos de tels ensembles globalisés qui ne pourraient que s’entretuer et se dissoudre) cohabiteraient dans des agencements belliqueux où il s’agirait de vivre à chaque fois une pratique commune du dissensus.

Le consensus ne cache rien d’autre que le régime de terreur du capitalisme démocratique, aplanissant toute pensée en la normalisant, quelle que soit le radicalisme dont on se prévaut, jusqu’aux anarchistes les plus énervés qui sont également les plus religieux.

Et surtout créer ces espaces à partir de processus de création plutôt qu’en partant de discussions oiseuses, de débats inutiles sur nos positions globales ou nos désirs de fuite ou de révolution. Partir des lieux ou nous sommes déjà, des lieux multiples où nous croisons les autres, vivons avec eux ou de nos solitudes habitées.

Se battre dans des espaces morcelés, quitte à les multiplier ailleurs avec d’autres morceaux d’autres individus et sous d’autres agencements pour que des lignes transverses les traversent à leur tour et renouvellent d’autres énoncés. Et surtout se rappeler que dans chaque espace, nous ne proposerions qu’un morceau de nous-même issu de l’agencement auquel nous serions attentifs et appliqués, et qu’en dehors, chacun retrouverait ses Mois et son errance d’individu, quitte à renier tout ce que ses morceaux auraient pu dire au dedans, quitte même à ne pas reconnaître dans la rue les individus croisés en morceau dans ces espaces. Ne jamais en faire une affaire personnelle, mais une affaire de morceaux et d’agencements qu’il faudrait à chaque fois recomposer, aussi décevantes que soient certaines métamorphoses.

La résistance en morceaux pour une nouvelle forme de clandestinité.

Il faut peut-être acquérir cet humour du morcellement aujourd’hui pour résister.
C’est-à-dire inventer ensemble ou plutôt par petits bouts de nouveaux énoncés dans des bouts d’espaces qui se contamineraient les uns les autres et bout à bout.

« Pierre-Félix Guattari ne se laisse guère occuper par les problèmes de l’unité d’un moi.
Le moi fait plutôt partie de ces choses qu’il faut dissoudre, sous l’assaut conjugué des forces politiques et analytiques.
Le mot de Guattari, « nous sommes tous des groupuscules », marque bien la recherche d’une nouvelle subjectivité, subjectivité de groupe, qui ne se laisse pas enfermer dans un tout forcément prompt à reconstituer un moi, ou pire encore un surmoi, mais s’étend sur plusieurs groupes à la fois, divisibles, multipliables, communicants et toujours révocables. »
Trois problèmes de groupe,  GILLES DELEUZE. Préface du livre de Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité, Essais d’analyse institutionnelle

Dieu est mort, donc rien n’est possible. Comment croire de nouveau au monde ?

Mercredi 26 août 2009

Inspiré par un article d’Esthela Solano sur l’homme aux rats de Freud (les parties citées entre guillemets ci-dessous), Apprendre à lire la névrose obsessionnelle.

Cet article est très éclairant sur l’impossibilité qui fige l’obsessionnel du fait de l’ambivalence qu’il ressent pour le père. Ce père qui lui a infligé une sanction dans son désir de jouissance, il le hait. Car il ne peut admettre que ce type qui représenterait la Loi le castre ! Pourquoi ? Car son père en est indigne. En effet, ce père a une place branlante dans le signifiant. Il est celui qui a épousé la mère pour l’argent, (dans l’exemple de Ernst, l’homme aux rats), donc la loi du père (le désir de l’Autre) relève d’une volonté de jouissance « indigne » du signifiant, et la mère ne va d’ailleurs pas valider la position de Père représentant d’un ordre symbolique trahi : « Le père était un homme sociable, agréable mais colérique et très sévère avec les enfants. Il était également vulgaire et sur ce point très dévalorisé par la mère. Enfant, Ernst était solidaire de la critique de la mère à l’égard de son mari. »

 Le père déchu

Bref, il s’agit d’un père déchu (or notre époque est caractéristique de ce père qui ne représente plus la loi, le Grand Autre est humilié, Dieu est mort, et nous serions désormais dans un rapport au seul semblable, le petit autre, et à la jouissance (article  à ce sujet :http://antioedipe.unblog.fr/2007/09/11/de-claudel-a-gombrowicz-ou-de-lacan-a-deleuze-deux-lectures-de-linconscient/.) Donc, l’obsessionnel n’admet pas la soumission au père indigne, et pire, l’obsessionnel nourrit une haine violente pour lui, et son désir profond est de l’abattre. Or abattre le père (ou la loi du père), dont il est issu et qui le soutient, équivaudrait à abattre le signifiant qui lui donne sa place de sujet. Donc, l’obsessionnel serait dans une sorte de « double bind » en raison de cette position contradictoire : d’une part, il veut détruire son père (ou la loi qu’il représente), de l’autre, s’il réalise son désir, il disparaît par la même occasion. Il passe son temps à s’interroger sur le désir de ce père qui l’a engendré, acte d’amour et de dignité du signifiant, et en même temps, souillure de la naissance, car il est le fruit d’un mariage fondé sur la jouissance du père, qui a trahi un signifiant désormais déchu. Ce père indigne qui ose ensuite l’arrêter dans sa propre jouissance (au nom de quoi ?, ce père jouisseur par excellence !), provoquant ainsi chez lui une haine violente et un reproche impardonnable. Pour ne pas tuer celui qui le soutient, il va cependant refouler ce désir de mort et obéir à sa loi qui le martyrise, tout en refusant de la reconnaître inconsciemment (bref en refusant la castration) : serait-ce ça le Surmoi qui le torture ? Une loi d’autant plus insupportable qu’on ne la prend pas au sérieux inconsciemment et qu’on doit la représenter à la place d’un père défaillant ? Le cri de l’obsessionnel serait peut-être : comment faire pour que j’accepte d’être castré ? Pitié, trouvez-moi un moyen pour que j’accepte cette foutue castration  ! Donnez-moi une loi à laquelle je puisse enfin me soumettre en y croyant, sinon je vais devoir l’incarner moi-même en me pétrifiant pour ne pas perdre mon assise de sujet ! Commence alors sa recherche désespérée de la vérité, lui qui sait que la loi est ontologiquement suspecte et qui refuse la castration  : « Il s’agit de défenses contre l’inconsistance de l’Autre (la loi suspecte), contre le réel comme impossible. Ainsi il questionne l’Autre sans cesse et le fait répéter, pour tenter de saisir, dans l’équivoque, le sens du sens… »

La pensée obsessionnelle

A partir de cette impossibilité d’être investi par la loi va jaillir la pensée malade, celle qui va le rendre particulièrement apte à se faire capter par l’intellect, par le royaume des idées, de la science, etc, qui organiseraient le monde selon des lois qui permettraient que tout fonctionne au mieux dans le meilleur des mondes. Il rêve d’idéal, d’altruisme, d’un désir de réparer le monde motivé par une terrible agressivité, lui qui a subi avec une telle violence cette rupture entre l’amour et la haine, du fait que les lois dont il est issu sont branlantes. Cet amour sans borne pour une loi parfaite, cet ascétisme sans limite sous-tend sa volonté de détruire tout désir autour de lui, tout signifiant que d’autres prendraient au sérieux (les imbéciles), alors que lui souffre de ne pas y croire tout en ayant besoin de ses signifiants branlants : « Il veut détruire tout désir autour de lui, et s’y emploie par le biais d’ « une sourde attaque, une usure permanente, qui tend chez l’autre à aboutir à l’abolition, à la dévaluation, à la dépréciation, de ce qui est son propre désir ».

Dieu est mort, donc rien n’est possible  

Bref c’est vraiment l’homme du ressentiment, le juge, l’homme religieux qui se met au service de Dieu, sachant au fond, qu’il n’existe pas. Mais il est ambivalent en raison de cette rupture amour/ haine par rapport au signifiant. L’idéaliste n’est qu’une partie de sa « personnalité », celle qui rêve de réparation de dommages et d’amour gelé dans un monde où la jouissance du père indigne serait bannie (pour l’exemple de Ernst, mais la loi du père peut être bafouée pour d’autres raisons : des codes périmés, etc…). Refusant la castration, l’obsessionnel devient castrateur au nom de la loi que son père a si mal représenté. Il est le représentant gelé d’une loi morte qui le soutient et qu’il veut imposer au monde entier par son ressentiment (Serait-ce le sens du « Dieu est mort, donc rien n’est possible » de Lacan). Une autre partie de lui va haïr la loi, Dieu, et se livrer entièrement à la jouissance, c’est le mauvais Ernst (On retomberait sur le « Dieu est mort, donc tout est possible » de Dostoïevski). C’est en faisant une recherche sur « la névrose obsessionnelle et l’alcoolisme » que j’avais trouvé l’article d’Esthela Solano. L’alcoolique me semblait proche de l’obsessionnel dans le sens où il ne supporte pas la loi non plus. Mais contrairement à l’obsessionnel qui se sent investi d’incarner la loi du Père en refusant la castration pour devenir castrateur, l’alcoolique, lui, a décidé, il me semble, de défier Dieu (cette loi du Père) tout en regrettant, lui aussi, que Dieu n’existe pas (c’est-à- dire en regrettant lui aussi de ne pas accepter la castration : si seulement Dieu existait et si seulement on avait un Père solide… Mais non, on est seul avec la jouissance dans un monde où la loi ne vaut rien). L’alcoolique se livre alors à la jouissance sans trouver de sens à sa vie, et en même temps, le fait d’être dans le seul rapport au semblable, au petit autre dans un monde où Dieu n’existe pas (le Grand Autre inconsistant) le dégoûte profondément. Sauf qu’au lieu de passer par une psychanalyse, il va trouver la castration  par la bouteille qui lui permettra de passer une Nouvelle Alliance chez les AA ! Voir l’article : http://antioedipe.unblog.fr/2007/11/01/le-peuple-qui-manque-serait-ce-les-alcooliques-anonymes/   

Ernst est guéri du fait qu’il aurait reconstitué les chaînes manquantes de son désir qui nourrissaient son obsession. Certes, il s’est débarrassé de celle-ci. Mais après ? Son rapport à la loi va-t-il changer pour autant ? A-t-il accepté la castration par rapport à loi du Père ? N’est-il pas de toute manière piégé par son rapport particulier au signifiant ?

« Comment croire au monde » plutôt que « comment apprendre à vivre dans un monde où on ne croit plus en rien ! »

Lacan, je crois disait que l’obsessionnel était le malade de notre temps (dans les années 50-60) car nous vivons une époque où tous les pères sont d’une certaine manière diminués.

Doit-il accepter une castration par la bouteille, par la psychanalyse en sachant que de toute façon la loi est périmée ? Son désir va-t-il produire une nouvelle loi « vivante » qui tienne compte de l’actualité du temps plutôt que de vivre avec des lois qu’il ne prend plus au sérieux ?

Non, il va apprendre à vivre en acceptant de ne plus prendre la loi au sérieux pour suivre son désir dans un monde en parti désamorcé.

C’est là ou Guattari et Deleuze partiraient dans un autre direction que Lacan et la psychanalyse en poussant le cri : Comment croire de nouveau au monde ? Plutôt que comment apprendre à vivre dans un monde où l’on ne croit plus en rien !

Et s’il changeait complètement son rapport au signifiant et à la loi ? On pense à Nietzsche et la transmutation. Voir l’exemple du « Le loup des steppes » de Hermann Hesse, qui montre bien un obsessionnel avec un intellect surchargé de pensées qui l’obsèdent, clivé en un « bon » et un « mauvais » Harry, jusqu’à l’éclatement de sa personnalité, et sa libération par un rapport totalement transformé au signifiant dont il a appris à jouer, plutôt qu’à en être le jeu et la victime : http://antioedipe.unblog.fr/2006/12/06/le-loup-des-steppes-un-maillon-vers-lanti-oedipe-2/

Contrairement au « double bind » du schizophrène catatonique qui lorsqu’il reçoit des signes contradictoires se trouve coincé, immobilisé, se recroqueville et se tait (bien que l’image de l’obsessionnel figé n’est pas éloignée, mais les injonctions contradictoires viennent de l’intérieur plutôt que de l’extérieur), l’obsessionnel a tendance à osciller entre différents personnages, où comédien par excellence, il penche parfois pour l’idéalisme, parfois pour la jouissance, etc…. Et s’il trouvait  une nouvelle manière de composer avec le monde… hors du cadre traditionnel du signifiant… Inventer un nouveau rapport au monde sans dépendre de la loi du Père…

Deleuze et Guattari nous entraînent sur cette voie.

« (…) Jamais il ne s’agit pourtant de s’identifier à des personnages, comme on le dit à tort d’un fou qui « se prendrait pour… ». Il s’agit de tout autre chose : identifier les races, les cultures et les dieux à des champs d’intensité sur le corps sans organes, identifier les personnages à des états qui remplissent ces champs, à des effets qui fulgurent et traversent ces champs. D’où le rôle des noms, dans leur magie propre : il n’y a pas un moi qui s’identifie à des races, des peuples, des personnes, sur une scène de la représentation, mais des noms propres qui identifient des races, peuples et personnes à des régions, des seuils ou des effets dans une production de quantités intensives. La théorie des noms propres ne doit pas se concevoir en termes de représentation, mais renvoie à la classe des  « effets » : ceux-ci ne sont pas une simple dépendance de causes, mais le remplissement d’un domaine, l’effectuation d’un système de signes. On le voit bien en physique, où les noms propres désignent de tels effets dans des champs de potentiels ( effet Joule, effet Seebeck, effet Kelvin ). Il en est en histoire comme en physique : un effet Jeanne d’Arc, un effet Héliogabale – tous les noms de l’histoire, et non pas le nom du père… »(L’anti-oedipe)

Episode 8, Une conception positive du désir

Jeudi 7 août 2008

 Suite du feuilleton de S. Nadaud.

« Le point essentiel, dans le concept deleuzien et guattarien du désir, est que celui-ci n’est pas à envisager d’un point de vue déterministe : « il n’est pas sûr que le désir ait à faire à des objets, même partiels. Nous parlons de machines, de flux, de prélèvements, de détachements, de résidus. (…) C’est contre cela [le désir conçu autour du manque par la psychanalyse] que nous proposons une conception positive du désir, comme désir qui produit, non pas désir qui manque. Les psychanalystes sont encore pieux »[1]. Il s’agit d’une conception positive du désir. A propos de la place du manque dans la structure, Deleuze, dans le paragraphe décrivant le sixième critère du structuralisme, « la case vide » décrit celle-ci ainsi : « dans chaque ordre de structure, certes, l’objet = x n’est nullement un inconnaissable, un pur indéterminé ; il est parfaitement déterminable, y compris dans ses déplacements, et par le mode de déplacement qui le caractérise. Simplement il n’est pas assignable : c’est-à-dire il n’est pas fixable à une place, identifiable en un genre ou une espèce. C’est qu’il constitue lui-même le genre ultime de la structure ou sa place totale : il n’a donc d’identité que pour manquer à cette identité, et de place que pour se déplacer par rapport à toute place. Par là, l’objet = x est pour chaque ordre de structure le lieu vide ou perforé qui permet à cet ordre de s’articuler avec les autres, dans un espace qui comporte autant de directions que d’ordres. »[2]. Ce qui articule, c’est le vide. Le concept de désir dans L’Anti-Œdipe s’oppose, de par son aspect « positif », à cela.

Il faut être rigoureux : L’Anti-Œdipe n’est pas contre le structuralisme, : « aucun livre contre quoi que ce soit n’a jamais d’importance ; seuls comptent les livres “pour” quelque chose de nouveau, et qui savent le produire »[3]. L’Anti-Œdipe n’est pas le Contre-Œdipe. En ce sens L’Anti-Œdipe est une machine, qui produit et machine quelque chose qui le produit en même temps. L’important est donc de comprendre comment ça marche, L’Anti-Œdipe. « 

 



[1] Ibid., p. 311.

  

[2] G. Deleuze, A quoi reconnaît-on le structuralisme ?, in F. Châtelet, « Histoire de la philosophie VIII », Paris, Hachette Littératures coll. Pluriels, 2000, p. 328.

[3] Ibid., p. 334.

Episode 7, Les machines du désir : moléculaire/ molaire

Lundi 4 août 2008

Suite du feuilleton de S. Nadaud

Moléculaire/molaire : deux types de machines, deux types de régimes

Le désir est, dans L’Anti-Œdipe, indissociable des machines. Les machines doivent être entendues comme des agencements : jonctions de pièces ; mécanismes ; rouages. Les machines ne sont pas que les produits de la technique (ce que l’on entend habituellement par machine, et qui, pour Deleuze & Guattari n’est qu’une limitation du sens originel), mais qualifient également le vivant, voire  la société : « une fois défaite l’unité structurale de la machine, une fois déposée l’unité personnelle et spécifique du vivant, un lien direct apparaît entre la machine et le désir »[1]. Défaire « l’unité personnelle et spécifique du vivant » signifie abandonner l’idée d’organisme entendu comme un tout composé d’organes, et préférer une vision mécaniste (« constructiviste » selon les propres termes des auteurs). Le cœur est lié aux vaisseaux et au sang, qui est lui-même lié aux globules rouges et blancs, qui sont eux-mêmes liés aux molécules organiques. Lié ne signifie pas que les éléments sont agencés comme des poupées russes, mais comme des pièces d’une gigantesque machine qui est le corps humain vivant. Défaire « l’unité structurale de la machine » veut dire que la machine n’est pas vue comme une structure constituée des éléments qui la composent, mais plutôt que les différentes pièces s’agencent entre elles en une machine. C’est à ces deux conditions que le vivant peut être considéré comme une machine… Et la machine comme du vivant.

Il en est de même pour une société : la machine sociale n’est rien d’autre que les différents agencements, opérés en son sein, des éléments qui la composent et qu’elle compose, agencements qui permettent la discrimination de telle ou telle société. Ce n’est pas une structure décomposable en ses différents éléments. On comprend l’articulation qui peut se faire entre désir et machines : « la machine passe au cœur du désir, la machine est désirante, et le désir machiné. Ce n’est pas le désir qui est dans le sujet, mais la machine dans le désir »[2]. Si le désir, comme nous l’avons vu plus haut, est « subjectivité pure libre de toute déterminité », s’il est composé de ces flux qui courent en tous sens, s’il s’échappe constamment à travers des lignes de fuite, il peut alors être la matière (que l’on verra appelée Hylè, Numen, Voluptas), qui est machinée, qui forme les pièces et les rouages de toutes les machines. Il est effectivement produit par ces machines, comme il les produit : le désir est produit par ces machines car il est réellement leur production (produit du machinage des rouages et des pièces qui composent ces machines), et il produit ces machines parce qu’il en constitue, réellement, les pièces et les rouages.

C’est la raison pour laquelle, dans L’Anti-Œdipe, toutes les machines sont les mêmes, puisqu’elle sont toutes composées de cette libido produite, de ce désir-flux, quelles qu’elles soient ; et puisque la seule production de ces machines est le désir. C’est ensuite le régime des machines (comment ça marche ?), qui les différencie pour l’observateur (pour le schizo-analyste). D’où la célèbre maxime : « ce sont les mêmes machines, ce ne sont pas les mêmes régimes ». Une distinction, somme toute artificielle tant ces deux éléments se recoupent, peut se faire entre, d’un côté le régime des machines inconscientes à un niveau moléculaire — des machines désirantes proprement dites —, et, de l’autre, le régime à un niveau molaire des machines sociales.

La distinction moléculaire/molaire est empruntée à la chimie. Prenons l’exemple de l’eau : deux atomes d’hydrogène — H & H —, associées à un atome d’oxygène — O —, forment une molécule d’eau —H2O —. Et plusieurs molécules d’eau ensemble forment une mole d’eau. Ces moles, par leur agencement en fonction du milieu (la chaleur, la pression, etc.), donneront consistance à la matière (solide —glace —, liquide — eau —, gaz — vapeur d’eau —). Deleuze & Guattari utilisent cette image pour qualifier les différents régimes de machines. Le moléculaire est, pour ainsi dire, le premier niveau : le traitement de base du désir en tant qu’il est produit par l’inconscient. C’est à ce niveau que le désir est machiné, que les flux sont coupés, connectés entre eux, disjoints, rassemblés, recoupés. Bref, synthétisés. Il n’y a pas de finalité à ces synthèses, simplement des arrangements de ces lignes de fuite (quitte à en faire, nous le verrons, des impasses). Les machines désirantes participent donc de la production du désir, car il n’y a de désir que synthétisé. Le désir n’est pas une substance qui serait produite de façon brute, et secondairement travaillée —comme par exemple le ça conçu en psychanalyse comme le réservoir primitif de l’énergie psychique qui est secondairement transformée, en fonction du moi ou du surmoi, en pulsion, par exemple la pulsion sexuelle ou libido. C’est d’emblée qu’il est synthétisé, sans raison, par les machines mêmes qui le produisent. Le niveau molaire est sensiblement différent. Il caractérise le régime des machines sociales. Il n’est plus question de synthèses (car, comme nous venons de le voir, le désir est d’emblée synthétisé, dans sa production même) mais d’agencement de ces flux désirants synthétisés par les machines désirantes. Ils deviennent des codes assemblés les uns avec les autres (comme les molécules d’eau qui forment des moles d’eau qui, secondairement, s’agencent entre elles, nous permettant de mettre un glaçon dans un whisky ou de faire des dessins sur les vitres grâce à la buée). S’il y a une loi dans ce monde molaire, c’est celle des statistiques : les groupements pourraient sembler dus au hasard, mais répondent en réalité à une nécessité, celle des grands nombres. C’est à ce niveau que pourra s’exercer une domination sur ces flux de désir synthétisés (que l’on peut appeler simplement désir), par des codages, surcodage, décodages, axiomatisation (nous les définirons plus tard), qui sont des opérations visant faire tenir ensemble ces flux au sein de machines très différentes des machines désirantes.

  Il faut, pour être très clair, insister sur trois points :

Le premier est que la différence entre ces machines n’est pas une question de taille ou de nombre : « car la vraie différence entre les machines sociales techniques et les machines désirantes n’est évidemment pas dans la taille, ni même dans les fins, mais dans le régime qui décide de la taille et des fins. Ce sont les mêmes machines, mais ce n’est pas le même régime (…) La distinction des deux régimes, comme celui de l’anti-désir et celui du désir, ne se ramène pas à la distinction de la collectivité et de l’individu, mais à deux types d’organisation de masse, où individu et collectif n’entrent pas dans le même rapport »[3]. Les machines désirantes sont aussi « grandes » que les machines sociales. Synthétiser du désir mobilise autant d’énergie que coder des individus sous le grand Capital ou le grand Despote.

Le second point découle du premier. A savoir, comme nous l’avons déjà précisé, qu’il n’est pas ici question d’une conception structuraliste. « Les machines du désir (…) ne se laissent pas plus réduire à la structure qu’aux personnes , et (…) constituent le réel en lui-même, au delà ou en dessous du symbolique comme de l’imaginaire. (…) Car l’inconscient lui-même n’est pas plus structural que personnel, il ne symbolise pas plus qu’il n’imagine ou ne figure : il machine, il est machinique, ni imaginaire, ni symbolique, il est le réel en lui-même »[4]. Si le désir n’est pas composé d’éléments qui le composent et qui, le composant, le dirigent dans une direction donnée, de la même façon, une machine sociale n’est pas composée d’éléments agencés les uns aux autres dans un ordre déterminé. Les agencements sont d’un autre « ordre » : énergétique.

Le dernier est la réalité du désir : le désir n’est pas un fantasme qui prendrait corps dans un socius donné, où qui s’arrangerait avec la réalité qui s’imposerait à lui. C’est parce que le désir est réel, qu’il est production réelle du socius (et de l’inconscient), c’est parce qu’il est cet agencement de flux qui font les hommes, les femmes, les mondes, les corps, qu’il peut être, dans la réalité, machiné, codé, trituré, et qu’il peut devenir, toujours dans la réalité, objet d’une soumission. « Alors, nous essayons de montrer comment les flux coulent dans différents champs sociaux, sur quoi ils coulent, avec quoi ils sont investis, codage, surcodages, décodages »[5].



[1] Ibid., p. 339.

[2] Ibid.

[3] G. Deleuze et F. Guattari, Bilan-programme pour machines désirantes, in L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 480

[4] G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, pp. 60-61.

[5] Deleuze & Guattari s’expliquent…, op. cit., p. 318.

Episode 6, On passe notre temps à être traversé par des flux

Samedi 2 août 2008

Suite du feuilleton de S. Nadaud.

Les flux

Il ne s’agit pas, dans le concept de désir « sans but », de revenir à une ontologie statique, et d’ôter le mouvement au désir ; la pensée de Deleuze & Guattari est profondément dynamique. Dans cette conception, tout désir va dans une direction. Plus précisément, il existe une direction du désir comme il en existe une d’une droite (elle peut être marquée par un vecteur). Dans cette conception dynamique, le monde est un plan composé de lignes qui sont autant de directions possibles ;  tout est processus, c’est-à-dire devenir sans déterminité. C’est en ce sens que le « désir vit d’être sans but » : il n’est pas déterminé ni dans ce qu’il est, ni dans ce qu’il sera. « Le processus, c’est ce que nous appelons le flux »[1]. Ce qui compose le réel, comme Albertine dans la Recherche du temps perdu, c’est « une émission de singularités pré-individuelles et pré-personnelles, une pure multiplicité dispersée et anarchique, sans unité ni totalité, et dont les éléments sont soudés, collés par la distinction réelle ou l’absence même de lien »[2]. Albertine est Elstir et la plage de Balbec et le rideau de la chambre de La prisonnière. Non dans le sens d’une représentation propre au roman de Proust, mais bien au sens où « on passe notre temps à être traversé par des flux, et le processus c’est le cheminement d’un flux. Qu’est-ce que ça veut dire, en ce sens, processus ? Ça veut dire plutôt …, c’est l’image toute simple d’un ruisseau qui creuse son propre lit, c’est-à-dire [que] le trajet ne préexiste pas ; le trajet, il [ne] préexiste pas au voyage ; c’est ça un processus. (…) D’une certaine autre manière, on appelle ça ligne de fuite : c’est le trajet des lignes de fuite. Or les lignes de fuite, elles ne préexistent pas à leur propre trajet »[3]

Il n’est pas question de structure mais d’énergie. Et le reproche de Deleuze & Guattari à la façon dont la psychanalyse traite le désir, et qui est contenu dans la notion de libido, tient en cet assujettissement à la structure. Si la libido permet de penser économiquement la pulsion, de dissoudre peu ou prou l’objet ou le but de celle-ci (notons l’importance de la question du narcissisme où le moi peut être lui-même objet), la psychanalyse referme d’emblée cette formidable ouverture énergétique en réintroduisant un but. Cette finalité du désir va être située en son cœur même : il s’agit du manque qui sera, effet du savoir linguistique, nommé signifiant ou sujet barré. Il ne s’agit pas ici de « jouer » de « l’anti-psychanalyse » — insistons notamment sur son apport au traitement de la souffrance psychique (même s’il est plus que jamais nécessaire de s’interroger sur cette question de la « souffrance psychique ») —, mais plutôt de mettre en question la potentialité libératrice qu’elle représenterait. Si, comme le soutiennent Deleuze & Guattari, la psychanalyse, est intimement liée au capitalisme, alors sa potentialité subversive reste discutable. Et nous ne verrons pas comme une remise en question de « l’ordre capitaliste », un retour à un système d’allégeance au despote (Père Lacan, son signifiant-maître, son gendre et ses écoles et disciples). « Cette soudure du désir avec le manque, c’est précisément ce qui donne au désir des fins, des buts ou des intentions collectives et personnelles — au lieu du désir pris dans l’ordre réel de sa production qui se comporte comme phénomène moléculaire dépourvu de but et d’intention »[4]. Comment parler d’amour s’il s’agit encore et toujours de le mettre en rapport avec le manque. L’amour n’a rien à voir avec le manque, « nos choix amoureux sont à la croisée de “vibrations”, c’est-à-dire expriment des connexions, des disjonctions, des conjonctions de flux qui traversent une société, y entrent et en sortent, la reliant à d’autres sociétés, antiques ou contemporaines, lointaines ou disparues, mortes ou à naître, Afriques et Orients, toujours par le fil souterrain de la libido »[5] ; libido au sens de processus. Que nous sommes loin de Lacan et de son aphorisme : « l’amour, c’est donner ce que l’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ».

Ce que l’on est dans une société donnée, et plus généralement ce qui est dans un socius donné, n’est qu’arrangements de ces flux. Dans ce réseau parcouru en tout sens, une direction particulière pourra être donnée à ces autoroutes qui le traverse, réseau où route et chemin ne sont qu’une seule et même chose. Prenons un exemple de ce travail exercé sur les flux : un flux pourra être coupé comme une saucisse, et les morceaux ainsi circonscrits seront distribués, recollés, agencés les uns avec les autres ; véritables codes (au sens où l’on décode le génome humain en séquences, ACCT, GAAC, etc.) qui sont liés les uns aux autres, non parce qu’ils sont, en soi, partie d’une structure, mais parce qu’ils sont de la même matière (the stuff …), à savoir le désir : « désirer consiste en ceci : faire des coupes, laisser couler certains flux, opérer des prélèvements sur les flux, couper les chaînes qui épousent les flux »[6]. Tout est ensuite une question d’économie — microéconomie (machines désirantes) ou macroéconomie (machines sociales). En écrivant L’Anti-Œdipe, Deleuze & Guattari proposent de cesser de chercher où l’on va (question que l’on ne cesse de se poser même si la réponse doit être : « nulle part »), mais plutôt de se demander comment ça marche ?

Où ça va ? Mais nulle part. Car les lignes de fuite, comme leur nom le laisse entendre, n’indiquent pas une direction, même si elles vont dans une direction. Elles sont des échappements, comme cette route qui « naît » dans le virage d’une route sur laquelle on roule et qui, face à ces deux directions qui s’offrent à nous, nous fait nous demander laquelle des deux continue celle sur laquelle on se trouve. Qu’importe de répondre à cette question, il suffit d’emprunter une des deux, celle qui mène dans la direction où l’on désire aller. C’est à vouloir répondre à cette question, à se laisser obséder par elle, que l’on perd la vraie nature du désir. Comme cette légende bouddhiste où le Bouddha rencontre un homme transpercé de flèches et qui n’a de cesse de vouloir savoir qui était l’archer, pourquoi il a tiré sur lui, où il se trouve maintenant … Et finit par mourir ; c’est « tout simplement » qu’il était sur la ligne de fuite de la flèche. Lorsqu’il est écrit dans L’Anti-Œdipe que « ce ne sont pas les lignes de pression de l’inconscient qui comptent, ce sont au contraire ses lignes de fuite »[7], fuite et pression ne sont pas opposés à la légère. Pour qu’une structure tienne (comme par exemple le modèle idéal du cristal où plus rien de bouge, tout est à sa place) il faut que les forces qui agencent les différents éléments soient  puissantes, que leur pression soit maximale. Notre Saint Sébastien indien utilise bien trop de forces à maintenir cette pression qui le place sur cette route, sur le trajet de la flèche, etc., pour pouvoir consacrer ne serait ce qu’un iota de force à la fuite. La fuite synonyme de vie, comme la vitesse de la voiture du narrateur, toujours dans La recherche …, lorsqu’il découvre à l’horizon les deux clochers de Martinville.

Deleuze & Guattari, pour construire ce monde de flux et de lignes de fuite, ont besoin du concept de désir comme subjectivité pure, libre de déterminités qui lui seraient transcendantes et premières. Reste ensuite à voir comment ça marche, au niveau moléculaire et au niveau molaire.


[1] Deleuze & Guattari s’expliquent…, op. cit., p. 305.

[2] Ibid, p. 387.

[3] G. Deleuze, séminaire sur L’Anti-Œdipe de mai-juin 1980, diffusé sur France culture (émission « Surpris par la nuit ») le 22/04/2002.

[4] G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 410.

[5] Ibid., p. 422.

[6] Capitalisme et Schizophrénie, entretien avec Vittorio Marchetti, Tempi moderni, n°12, 1972, p. 47-64, in. G. Deleuze, « L’île déserte et autres textes (textes et entretiens 1953-1974) », Paris, Les Editions de Minuit, 2002, p. 322.

[7] G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 405.

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