Extrait du cours de Gilles Deleuze du 18/01/72
L’inconscient au niveau moléculaire
« Tu es parti sur la nécessité de poser une question « pourquoi » ? (…) Moi je crois qu’il n’y a pas lieu de poser de question « pourquoi » parce que tout ce système de machine, c’est dû par fonctionnalisme. Si tu poses la question « pourquoi » on se retrouvera dans toutes les catégories du signifiant, c’est une question perfide. Moi je crois que il y a une région, dans la région des machines qu’on peut appeler les machines de désir ou des machines désirantes, il y a un fonctionnalisme, c’est à dire la seule question c’est : comment ça marche ? Comment et pas pourquoi et c’est là que certains ethnologues restent très en rapport avec les phénomènes du désir dans le champ social : c’est lorsqu’ils s’interrogent : à quoi ça sert au juste la psychanalyse, est-ce que cela nous sert vraiment dans notre tâche à nous d’ethnologues, et ils disent oui et non, parce que nous, en tant ethnologues, ce qui nous intéresse avant tout, c’est pas qu’est-ce que ça veut dire de quelque manière que soit posée la question, mais c’est vraiment : comment ça marche dans le champ social ? Alors, là-dessus viennent les arguments que l’on connaît très bien, à savoir : jamais la fonction ou jamais l’usage de quelque chose n’explique la production de cette chose, par exemple jamais la manière dont un organisme fonctionne n’a pu expliquer le mode de production de l’organisme ou jamais le fonctionnement d’une institution n’a pu expliquer la formation de l’institution même. Moi je crois que c’est très vrai cet argument anti-fonctionnaliste mais à quel niveau : au niveau des grands ensembles du niveau des ensembles molaires; là, en effet, l’usage est toujours second par rapport à la formation. Mais si on essaie de penser l’inconscient en termes de machines, en termes d’usines, en termes d’unités de production, en termes de machines désirantes, je crois que ce ne sont pas des grosses machines, ce sont des micro-machines : l’inconscient machinique, l’inconscient des machines désirantes, c’est essentiellement un micro-inconscient, un inconscient micro-logique, microphysique, ou si vous préférez c’est un inconscient moléculaire. Or, au niveau c’est à dire formations moléculaires, contrairement au niveau des ensembles molaires, à la lettre, il n’y a pas de différence possible entre la formation et le fonctionnement. Si je dis comment ça marche, je ne peux rien dire d’autre. La question de la schizo-analyse c’est pas du tout – j’entends bien la question qu’est-ce que ça veut dire, est très complexe, parce qu’à un certain stade, la question qu’est-ce que ça veut dire, ça peut renvoyer à un simple signifié ou comme on dit, au fond, toute la question ça serait de savoir quand on parle du signifiant, est-ce que c’est encore qu’est-ce que ça veut dire ou est-ce que c’est un autre type de question ? Moi, je crois que c’est la même question (c’est encore la question qu’est-ce que ça veut dire simplement barrée, mais c’est encore du domaine qu’est-ce que ça veut dire, tandis que les machines désirantes, à la lettre, ça ne veut rien dire, ni en termes de signifié, ni en termes de signifiant, or le problème de la schizo-analyse c’est : qu’est-ce que c’est tes machines à toi ? Et ça c’est pas facile à trouver : un type arrive et qu’est-ce que c’est que ses machines désirantes à lui, il ne suffit pas de constater qu’il aime bien faire de l’auto, qu’il a un frigidaire, tout ça c’est un rapport avec les machines désirantes mais ce n’est pas ça les machines désirantes. D’autre part, les machines désirantes ce n’est pas des fantasmes, c’est pas des objets imaginaires qui viennent doubler, ce n’est pas l’auto rêvée qui vient doubler l’auto réelle et … Les machines désirantes ce sont de formations moléculaires qui existent objectivement dans les grandes machines techniques et dans les grandes machines sociales, c’est pour cela qu’il faut faire, il me semble, la critique de tout ce qui est rêve, fantasme, pas plus que l’inconscient n’est un théâtre, l’inconscient ne rêve, l’inconscient ne fait de fantasme; tout ça ce sont des produits second de la réflexion, tout ça c’est des territorialités d’Oedipe, le rêve c’est toujours oedipien : si les analystes en restaient toujours au rêve, ça serait forcé qu’ils retrouvent Oedipe.
Il y a des belles pages de Bergson où il dit : c’est pas étonnant que la matière et l’intelligence ça s’entendent et que la matière et l’intelligence soient taillés l’une sur l’autre puisque c’est les deux produits d’une différenciation dans un même mouvement, et bien le rêve et Oedipe c’est pareil : que tous les rêves soient oedipiens par nature, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter parce que c’est le même mouvement qui constitue le rêve et qui constitue Oedipe.
Mais les machines désirantes, ça n’a rien à voir avec tout ça, alors ce qui serait compliqué – je suppose -, dans une schizo-analyse, ça serait de trouver les machines désirantes de quelqu’un : qu’est-ce que c’est que tes trucs à toi, tes machines à toi : alors, s’il ne répond pas en termes de machines ou si on n’arrive pas à trouver les éléments machiniques … évidemment, ça pose un problème : quel est le critère ? Qu’est-ce qui nous permet de dire : ah, enfin, on a trouvé les machines désirantes de quelqu’un : je crois qu’il y a des critères très sûrs et qui précisément tiennent à ceci : les machines désirantes, ce sont des formations moléculaires, jamais des ensembles molaires – (…) je veux juste dire : au niveau moléculaire et uniquement à ce niveau, le fonctionnalisme est roi, et ce, parce que le fonctionnement, la production, la formation, ça ne fait strictement qu’un : une machine désirante se définit uniquement par son fonctionnement, c’est à dire par sa formation, c’est à dire par sa production. A première vue, toute question « pourquoi », je dirais que cela ne se pose pas. (…)
Les deux pôles paranoiaque et schizophrénique
(…) il faudrait maintenir comme deux principes pratiques à la fois que les machines désirantes, elles sont le long de lignes moléculaires, c’est ça que je voudrais appeler les lignes de fuite : il ne suffit même pas de toucher les lignes de résistance dans l’inconscient; ce qui est essentiel, dans l’inconscient, c’est qu’il fuit : il épouse des lignes de fuite. Or Oedipe, les fantasmes, le rêve, tout ça, loin d’être de véritables productions ou formations de l’inconscient, ce sont des garrots, ce sont des colmatages de lignes de fuite de l’inconscient. C’est pour cela qu’il faut faire sauter tout ça pour trouver des lignes de fuite, qui nous précipitent alors dans une espèce d’inconscient moléculaire des machines désirantes. Ce sont des formations moléculaires, des micro-formations, c’est pour ça que c’est un inconscient non figuratif, non symbolique : il n’est ni figuratif, ni symbolique : il est ce que Lacan appelle le réel, mais le réel devenu non seulement possible, mais le réel qui fonctionne.
Alors il faut maintenir, à la fois : il y a comme deux pôles : un pôle qui serait celui comme – c’est compliqué tout ça, heureusement à un niveau on distinguerait deux pôles : l’un serait les investissements des ensembles molaires, les investissements préconscients des ensembles molaires, ce serait les investissements du champ social et tout ce qui en dépend, y compris les investissements familiaux, la famille c’est un ensemble molaire parmi d’autres, plutôt c’est un sous ensemble molaire.
Et puis, à l’autre pôle, il y aurait les lignes de fuites moléculaires, exactement comme on distinguerait une macro-physique et une microphysique. Alors la schizo-analyse, elle travaillerait vraiment au niveau des unités de production du micro-inconscient des petites formations moléculaires – il faut dire ça comme premier principe, mais en même temps -, donc il faudrait distinguer encore une fois les investissement d’ensembles molaires et les investissement inconscients de formations moléculaires, machines désirantes; de l’autre côté, les machines sociales et techniques : ça serait la définition d’une première activité pratique de la schizo-analyse : rien à commencer tant qu’on n’a pas atteint les machines désirantes de l’inconscient de quelqu’un, c’est à dire ses formations fonctionnement moléculaire : si on ne l’a pas atteint, c’est qu’on n’a rien fait, c’est qu’on est resté dans les gros ensembles, Oedipe, famille, etc. Pour moi, le signifiant c’est un signe fondamentalement molaire, un signe qui structure les grands ensembles molaires, donc rien à voir avec les machines désirantes. Donc, ça serait la première tâche pratique de la schizo-analyse : atteindre aux lignes de fuite de l’inconscient; à partir de ceci, l’inconscient ne s’exprime pas, il n’attire pas, il fuit et il forme et fait fonctionner ses machines désirantes d’après ses lignes de fuite. Comme Platon dit, pour rameuter tous les philosophes de l’idée : à l’approche de son contraire, elle fuit ou elle périt, l’inconscient il est comme ça : ou bien il périt sous Oedipe, ou bien il fuit selon ses lignes de fuite.
Mais, à un second niveau, et qui ne détruit pas le premier, il faudrait dire quelque chose qui, en apparence, est opposé : tout investissement de quelque nature qu’il soit, est forcément molaire ou social, tout investissement est forcément investissement de grands ensembles, et tout investissement est investissement de grands ensembles par les formations moléculaires identifiables comme machines désirantes. Les machines désirantes, de toute manière, leurs pièces et leurs rouages, investissent les grands ensembles molaires.
La seconde tâche de la schizo-analyse, ça serait de découvrir chez quelqu’un, au niveau de l’inconscient, la nature de ces investissements sociaux. Et je dis, les deux ne sont pas contradictoires : dans un cas, on dit : il y a deux postes : les grands ensembles définis par les machines sociales et techniques et l’autre pôle défini par les lignes de fuite moléculaires et les machines désirantes; au second niveau, on dit : tout investissement est molaire et social, seulement les investissements sociaux ont deux pôles : un pôle paranoïaque, qu’on peut aussi bien appeler l’investissement réactionnaire fasciste, et qui consiste à subordonner les machines désirantes aux grands appareils répressifs, aux grands appareils d’état et à l’appareil familial : il faut retourner le schéma de vulgarisation psychanalytique : ce qui est premier c’est la paranoïa, ce qui est second c’est la névrose oedipienne, ce qui est troisième c’est Narcisse : Oedipe c’est d’abord une idée de paranoïaque, ce n’est qu’en second lieu que c’est un sentiment de névrosé, à savoir le névrosé c’est le type qui s’est fait avoir, qui s’est fait avoir par le grand paranoïaque, et c’est une idée de père, et c’est pas une idée de père par rapport à son fils, il s’en fout de son fils, le paranoïaque c’est un type qui commence à halluciner le champ social en opérant une subordination sadique de toutes les machines désirantes aux appareils répressifs du champ social.
(…) et le pôle schizo : la fuite schizophrénique où les lignes de fuite moléculaires, ou les machines désirantes, c’est la même chose, et c’est aussi profondément branché sur le champ social que les grandes intégrations paranoïaques : c’est pas plus délirant seulement c’est un autre délire, c’est comme les deux pôles du délire (oscillations constantes) et le pôle schizophrénique du délire c’est celui qui opère la subordination inverse : la subordination des grands ensembles molaires aux formations moléculaires : c’est pour ça qu’il n’y a pas seulement des lignes de fuite qui consistent à faire quelque chose, mais des lignes qui consistent à faire fuir quelque chose. (…)
Le pervers et la déterritorialisation
Pourquoi ne découvre-t-on les petites machines désirantes qui investissent tout le champ social, qu’au travers des indices : ces lignes de fuite machiniques, c’est des lignes de déterritorialisation comme telles, forcément, parce que la déterritorialisation elle est comme l’envers de mouvements ou de contre mouvements de reterritorialisation : même les héros extrêmes de Beckett ne peuvent pas se déterritorialiser complètement : ils intègrent des petites terres, la chambre de Malone une poubelle. Le mouvement de déterritorialisation ne peut être saisi qu’à travers le gène et la nature des reterritorialisations auxquelles procède un individu.
C’est toujours à travers du contre mouvement d’une reterritorialisation qu’on évalue le degré de déterritorialisation. Par exemple, le névrosé a déjà retrouvé une terre, c’est Oedipe, auquel il se raccroche; le divan de l’analyste c’est la deuxième chose qui ne bouge pas, la petite terre à laquelle il faut s’accrocher sinon tout vacille.
Il faut montrer comment le capitalisme ne cesse de déterritorialiser et, par son axiomatique, il reterritorialise. Par exemple, le fascisme a été aussi une espèce de procédé de reterritorialisation des grandes masses, mais quelque chose de terrible. On ne peut lire la déterritorialisation et son degré de quelqu’un, c’est à dire sa terreur schizophrénique qu’à travers les contre-terreurs, les reterritorialisations auxquelles il procède.
C’est pourquoi le pervers, c’est pas quelqu’un qu’il faut penser en termes de pulsions, c’est quelqu’un qu’il faut penser en termes de terres, c’est un type qui ne veut ni de la territorialité d’Oedipe, ni de celle du divan, ça ne lui plaît pas, il invente des terres artificielles, des groupes artificiels; il se reterritorialise de sa manière à lui, et si rien ne va, dernière limite : on se reterritorialise sous forme du corps sans organes, c’est à dire la catatonie dans l’hôpital, c’est la terre la plus pauvre; il a refait sa petite terre.
Ce qui est important, c’est que le mouvement de déterritorialisation n’est pas simplement susceptible d’être repris dans la reterritorialisation perverse, qu’elle soit psychanalytique ou perverse à proprement parler, mais que le mouvement de déterritorialisation est assez fort pour, épousant ses lignes de fuite révolutionnaires, créer à lui-même un nouveau type de terre. C’est peut-être ça que Nietzsche veut dire lorsqu’il dit qu’un jour la terre sera un lieu de guérison : peut-être qu’au lieu de se reterritorialiser sur des terres factices, le mouvement de déterritorialisation dans des conditions déterminées, peut devenir créateur d’une terre nouvelle, ce serait bien en tout cas. »